SPRITZ WITHOUT CITRON – épisode 1


L’Italie ? C’était mon idée autant que je m’en souvienne. Lucca ? Il était d’accord pour ce voyage. Il est toujours d’accord lorsqu’il s’agit d’aller s’en prendre une tranche loin de chez lui. On n’avait à peu près rien prévu. On était partis pour trois semaines mais quiconque aurait jeté un œil à notre carnet de bord aurait tout aussi bien pu se figurer que c’était pour le week-end. C’était bien simple, on avait réservé pour quatre nuits. Deux à Milan, notre ville d’arrivée, et deux à Venise, notre ville de départ. Qu’y avait-il entre les deux ? A l’heure où le sifflet du train se faisait entendre quai numéro cinq de cette fière gare de l’est parisienne toute remise à neuf, on en était encore à se le demander. Lucca en tout cas. Moi j’avais lu Stendhal alors je voulais voir le lac de Côme avant tout. Aussi loin que je me rappelle cela fut l’étincelle. Le reste ça n’est venu qu’ensuite. J’ai fait mon sac la veille du départ. Un samedi. J’avais beaucoup de choses à faire ce jour là. Je m’étais fixé la veille une liste de choses à faire. En tête il y avait cette histoire de dépôt de manuscrit. Ensuite je devais me trouver un duvet (j’ai finalement récupéré celui qui m’avait accompagné aux Etats-Unis quelques années auparavant). Il fallait aussi que j’envoie mon manuscrit en PDF à une correctrice qui n’était autre que l’une des nombreuses tantes de Lucca. Après cela il fallait que je mette la main sur une gamelle pour manger.

Non.

Ce n’est pas comme cela que je vais démarrer. J’étais avec mon père dans la Saxo qui me conduisait chez Lucca où j’étais censé passer la nuit. La fin du jour était imminente comme l’on voyait un soleil incandescent décliner à l’horizon sur la vallée. Il y a eu un coup de frein puis de pédale d’embrayage et nous n’étions plus qu’en troisième à bifurquer sur Bièvre. On avait quitté la cent dix-huit un peu avant et les collines surplombant la ville nous faisait à présent face, brodées à leurs plus hautes hauteurs d’arbres jaunissant derrières lesquels  le soleil avait entamé quelque étrange partie de cache-cache. La dernière pour aujourd’hui après avoir chahuté les nuages blancs de tout le milieu d’après-midi. On s’engage dans la rue principale jalonnée de commerces. Ces commerces qui ont l’air d’être là pour décorer ou faire la blague : insuffle un semblant de vie à la ville. Ce genre de boutiques devant lesquelles on peut passer trois fois avant de saisir ce qui s’y vend réellement et s’étonner qu’à trois euros six sous le pack de piles elles arrivent encore à tenir. Qui peut encore avoir besoin de piles à notre époque ? L’artère principale n’est plus guère fréquentée, j’entends par là encore moins que d’habitude et l’on remonte rue du cimetière. (En deux fois puisque mon père se plante la première et continue tout droit). La Saxo peine un peu à monter la cote en troisième alors on tombe la seconde pour lui donner un peu de couple et c’est reparti. Cette rue du cimetière qui borde donc le cimetière, ô surprise, est le genre de route où l’on ne souhaite pas voir arriver une autre caisse en face. Vue la dégaine alambiquée et aveugle des virages qui la forment et la pente qui la fait glisser on craint à chaque instant de voir débouler un zigoto du week-end à quatre-vingt au lieu de cinquante (ce qui est déjà bien trop en l’occurrence) et de lui dire bonjour à travers le pare-brise. Il y a justement un de ces virages qui font doublement bien porter son nom à cette rue un peu plus loin. A l’aveuglette elle bifurque soudainement sur la droite et son étroitesse considérée on espère moi et mon père qu’il ne se trouve pas là, à quelques dizaines de mètres un kéké en grosse cylindrée pour la descendre plein pot dans l’autre sens et réparer sur l’autel d’un hypothétique Dieu de la mécanique l’outrage que nous lui faisons présentement dans notre soixante chevaux toute bien pesée.

Mais il n’y a personne et l’on passe tranquillement. Arrive alors une route de gravier, prolongement logique au final de ce que la rue du cimetière pouvait avoir à nous offrir. Elle surgit comme ça, d’un coup, comme si le chantier s’était interrompu ici et que les ouvriers s’étaient faits définitivement la malle. Elle file entre les maisons étagées l’une après l’autre sur la colline et se perd je ne sais où en direction des bois redevenus verts comme le soleil a pris le temps de se coucher durant notre ascension. Cette route a quelque chose d’inquiétant. Si vous avez déjà été à Los Angeles et roulé le long de Mulholland Drive, ou simplement vu le film éponyme du très singulier David Lynch, il est possible que vous en ayez une vague image à ceci près qu’elle est ici plus étriquée encore. La maison de Lucca elle est là : juste au bord du précipice. Le précipice car depuis son jardin c’est toute la vallée de la Bièvre qui se décline au milieu des gigantesque pylônes électriques droits sur leurs pieds comme des colosses très antiques fuyant le couché du soleil et guidées la nuit par le faisceau de la tour Eiffel que l’on devine parfois lorsque le ciel est plus sombre que de coutume. Mon père me parachute juste devant sa boîte à lettres. Je sors mon sac du coffre en le trouvant déjà trop lourd (huit kilos et quelques comme on s’amusera à le peser ensuite moi et Lucca). Ensuite on se dit au revoir etc… et en quelques secondes plus les ultimes crépitements du gravier qui s’égrènent sous les pneus de l’auto, déjà loin dans la pente, j’ai franchi le portail et laisse mes jambes m’entraîner dans cette descente de garage tombant presque à pic jusqu’au jardin. Je n’ai pas pris la peine de sonner. Lucca n’a pas de chien, simplement un frère futur ingénieur (tout comme lui à ce qu’il paraît) qui joue de la basse, écoute du métal du matin au soir (et même parfois jusqu’à une heure avancée de la nuit comme je l’apprendrai à mes dépens un peu plus tard), ainsi qu’une grande sœur polytechnicienne. Lui, c’est le benjamin de la famille. En traversant le jardin je me prends à faire une absurde fixation sur l’histoire du chien. J’espère qu’« ils », c’est à dire sa famille n’en ont pas acheté un entre temps et sans prévenir. Après tout je n’ai eu connaissance du mien, je veux dire celui de ma famille, qu’en l’entendant aboyer puis débouler dans la maison le jour même de son arrivée. (J’exagère, je l’ai su un ou deux jours avant mais j’étais alors chez moi donc que dire dans le cas d’un foyer étranger ?). Toutes ses pensées fort intéressantes m’assaillent tandis que j’atteins bientôt la porte d’entrée après avoir suivi un petit chemin. Il y a des sortes de loupiottes tout le long plantées dans le sol comme les torches d’une sombre tribu d’Afrique noire. Autant que je sache elles fonctionnent à l’énergie solaire. Les photons s’emmagasinent toute la journée et elles luisent la nuit. A l’heure où j’arrive on peut donc les considérer encore « éteintes » ou plutôt leur éclat n’est pas encore visible comme il ne fait pas encore assez sombre. Je toque à la porte d’entrée l’esprit toujours bloqué sur le chien puis me rappelle alors la crise piquée par ses parents lorsque son petit frère : Louis pour le présenter par son nom a ramené un rat à la maison (d’après ce qu’il m’a raconté tout du moins car bien sûr je n’y étais pas en ce qui me concerne). Que dire d’un chien alors ? Tout cela est ridicule. J’entends une voix à moitié en sourdine, le carreau de la porte est épais mais pas assez. Elle vient sans doute de l’étage. « C’est qui ? ». Je jure que c’est Lucca. Un bruit de pas crapote dans les marches. Il est doux et accueillant et dénué de chaussures (on ne porte pas de chaussures chez Lucca). Une silhouette apparaît bientôt dans la petite portion de marches que je peux voir depuis l’entrée, entre les barres noires qui placardent la porte. C’est Anna, la grande sœur de Lucca. Grande est un bien grand mot puisqu’elle n’a qu’un an ou deux de plus que lui si ma mémoire est bonne. Autant dire qu’à ces âges là tout se confond. Anna est donc plus âgée que moi de trois ou quatre ans. Elle est jolie comme une sœur de meilleur copain, intelligente (le genre d’intelligence qui vous saute à la figure au détour de n’importe quelle phrase de n’importe quelle conversation même bourré à trois heures du matin comme j’en ai déjà fait les frais) et maline comme une jeune chatte dont elle a d’ailleurs le regard : vif et incisif. Je la vois qui lève les yeux au ciel tandis que ses pieds achèvent de descendre les marches et lance à l’adresse de Lucca d’une voix tarit par le carreau, c’est à dire d’un grave exagéré : « Et bien qui d’après toi ? » Effectivement j’ai prévenu Lucca un peu plus tôt que j’arriverai aux environs de vingt et une heure et il est vingt et une heure trente. Je suis en avance. (Dans le référentiel d’un rendez-vous sur notre propre système métrique). Oui, pour faire simple et court Lucca est le genre de personne à dire : « Hey, qu’est-ce que vous faites là ? » en tombant sur des cambrioleurs pendant la nuit. Anna m’ouvre la porte et je lui sors mon large sourire réservé à quelques personnes seulement tout en prenant bien soin d’y injecter de la gêne. Lucca arrive en bas des marches après qu’elle m’ait fait signe d’entrée et que j’ai commencé à ôter ma chaussure gauche. Elle va rejoindre la droite à côté de cette petite commode faite d’une matière étrange qui se trouve dans l’entrée et que j’aime tant. On dirait une sorte de textile fossiliser. Je me débarrasse de quelques broutilles dans l’entrée dont mon sac de huit kilos et l’on monte dans sa piaule qui se trouve au premier et seul étage de la maison. L’escalier craque. Je suis beaucoup plus grand que Anna mais pourtant pas si lourd. Pas tellement plus qu’elle en tout cas ou alors il y a un truc. Je m’assois sur le lit de Lucca et on commence à bavarder. Il a l’air dans les vaps ce qui je le souligne correspondrait chez une personne dite « normale » à un état proche du coma. Même moi qui ai couru toute la journée j’ai l’air de péter la forme à côté de lui. Je l’interroge d’ailleurs sur ce point et me décide même à l’écouter car il me semble à ce stade inenvisageable d’espérer tirer autre chose de sa bouche que le récit de ses probables aventures éthyliques de la semaine. Du genre de ceux dont toutes les âmes ayant ou ayant eu un jour notre âge sont si friandes et éprouvent réciproquement un grand plaisir à le débiter. Il m’apprend donc (ou non d’ailleurs) d’une voix pâteuse qu’il s’est déchiré par trois fois sur sept au cours de la semaine. Une fois pour rien chez Lucille. Lucille est une fille charmante. Elle est dans sa classe en ingénierie environnementale. Il aimerait se la serrer depuis maintenant quelques automnes et je n’emploie pas le conditionnelle sans bonne raison puisqu’à ma connaissance cette entreprise n’a pas encore trouvé d’aboutissement à l’heure où j’écris ces lignes. (A celle où je les recopie sur mon ordinateur, que le voyage en Italie s’est achevé et que j’ai eu tout le loisir de le cuisiner là dessus durant trois semaines, je puis d’ailleurs le confirmer avec une certitude quasi absolue). Une deuxième fois pour fêter la fin de son stage (trois mois de mises aux normes d’une taxe je-ne-sais-plus-trop-quoi dans une boîte d’électronique, ce qui peut se comprendre dans un sens) et une troisième fois la veille (tant qu’à faire), pour une sombre histoire d’anniversaire. Il m’explique deux trois trucs à ce sujet mais tout ce que je parviens à saisir c’est qu’habitant à deux pas (puisque la Nuit se passait à Igny) il y a vu comme un permis de faire n’importe quoi. « Je rentrerai à pieds »  qu’il a balancé à toutes les âmes en présence. Ce qu’il a fait. Et c’est sur le retour, à trois heures du mat et quelques qu’il croise une bagnole et s’entend demande un peu de son whisky, celui qui se trouve dans la bouteille en plastique qu’il trimballe à la main depuis son départ de la soirée. Lucca est sans doute le type le plus cool du monde donc il l’a fait tourner sans hésitations  au mec et à sa copine dans la deux-cents six (ici j’extrapole, son récit étant assez embrumé). Le type est bien sûr un tocard fini. Qui s’arrête en pleine nuit pour héler un autre type, au volant de sa deux cents six ou de n’importe quelle autre chiotte merdique qu’il doit nécessairement posséder pour lui tendre une vielle bouteille en plastique, par dessus le siège passager et accessoirement la gonzesse qui lui sert de copine afin qu’il la remplisse de gnole ? Mais Lucca je l’ai dit est un type cool donc il remplit allègrement les soixante quinze centilitres que j’estime être la contenance max de cette bouteille. Ils discutent ensuite pendant trente minutes. Je connais assez bien Lucca, ce qui inclut également Lucca ivre mais tandis que je me demande ce dont ils ont bien pu causer pendant cette demi-heure il enchaîne et me dit que ce tocard lui propose de le ramener chez lui en voiture. Le voilà donc promu au rang de double tocard puisque quel genre de mec prendrait en caisse un ivrogne à trois heures du mat en présence de sa copine  pour le ramener chez lui ? Un type cool ? Qui sait dans le fond… Mais c’est en tout cas ce qu’a dut penser Lucca sur le coup puisqu’il a refusé. Par peur de lui souiller ses sièges arrière (au moins) m’explique-t-il ensuite. Il fait donc Igny Bièvres à pieds. Une petite marche plaisante en temps normal, ici d’autant plus que c’est une nuit d’été bien douce et tiède et parfumée et dont le ciel dévoile sans fausse pudeur l’éclat céleste. Elle se transforme néanmoins semble-t-il en un véritable calvaire pour lui. Il faut dire que c’est un coin très vallonné et que l’alcool n’a jamais aidé à gravir les cotes, je repense d’ailleurs à celle qui serpente jusqu’à chez lui et achève de me convaincre sans toutefois blanchir sa gratuite ébriété que le trajet n’a pu être une paisible promenade nocturne. Bref quelques heures plus tard le voilà donc face à moi, dans les vaps je le disais, à me compter son histoire. Je l’approuve en me marrant un coup comme j’ai coutume de le faire lorsque je désapprouve et me dis qu’avec un départ le lendemain à six heures vingt quatre Gare de l’est, lever à cinq heures, l’affaire commence fichtrement bien. Je l’écoute d’une oreille pester sur ses parents du fond de la chambre en mezzanine et commence à lui montrer mon sac en guise de modèle, ne parvenant toujours pas à comprendre comment son duvet peut-il ne pas tenir dans le sien. On l’ouvre et on le vide. Je m’aperçois qu’il comporte tout un attirail parfaitement inutile allant des tongues à la trousse de secours (je lui demande tout de même de la garder). On remet un peu d’ordre au bordel et tout rentre: le duvet, la petite serviette de bain et même la brosse à dents. Il y a un vieux vinyle qui tourne au fond de la chambre. Je dis vieux puisque après tout des tas de groupes récents en sortent encore. J’ai par exemple chez moi l’un des rares pressages de « Mellon Collie and the Infinite Sadness », le double des Smashing Pumpkins et ne manque pas une occasion de l’exhiber, même maintenant. Lucca et moi on n’a pas les mêmes goûts mais on adore en écouter. Je crois que ce sont les petites craquelures du son et le fait d’avoir les pochettes en grand qui nous stimulent les sens. Là c’est Neil Young qui se fait entendre. Je connais pas Neil Young donc je ne pourrais l’affirmer avec certitude mais c’est en tout cas ce que j’ai l’impression de lire sur l’énorme galette noire qui tourne en faisant des genres de vagues (c’est une vieille platine et d’après les variations de timbre, de rythme qu’accuse parfois la musique je suppose que la courroie est à moitié morte, le plateau du reste ne passe pas si facilement non plus au niveau à bulle). Toujours est-il que Neil Young ou qui ce soit d’autre à vingt deux heures l’été tandis que la brise céleste souffle et nous parvint faiblement par le vasistas entrouvert ce n’est pas dégueu. Je me penche pour admirer la vue sur la vallée de la Bièvres. Un peu plus loin à l’est on est  chez moi : Palaiseau. Mais les hautes collines se dressent et obstruent mon champ de vision. C’est pourtant d’ici, sans doute le meilleur poste d’observation du coin, que l’on peut voir en y prêtant quelque attention lorsque la nuit close s’est instaurée, fière sur ses quatre membres dressés aux quatre points cardinaux, le faisceau si parisien de la très éminente Tour Eiffel. Pour l’heure il est trop tôt et l’on ne distingue rien d’autre par delà les collines qu’une épaisse masse d’arbres au gris vert en devenir se désaturant de loin en loin dans cette tâtonnante obscurité comme un long dégradé vers l’horizon. J’entends alors une voix. Un bruissement presque imperceptible. Mon regard en cherche la provenance mais seul le sombre et lourd écho de la nuit me répond. Je baisse les yeux en même temps que la voix revient et découvre une silhouette, droite sur ses pieds et le petit parvis de pierre qui prolonge la maison vers le précipice et le reste de la vallée. Je prête davantage l’oreille et parviens à entendre d’autres intonations comme s’il y avait eu en bas plusieurs personnes. Mais il n’y en a bien qu’une. Elle semble tenir une passionnante conversation au milieu d’une multitude d’autres âmes dont elle joue en fait tour à tour chaque rôle, mimant gestes et mimiques. Je fais remarquer à Lucca qu’il y a un type en train de méchamment délirer dans son jardin, il jette un œil et me répond que c’est Simon. Simon est son cousin. Il est trisomique et vit avec ses parents dans une petite maison plus bas dans la vallée, vers le centre de Bièvres. On descend pour se poser sur la terrasse. La Nuit est assez fraiche comparée aux précédentes et l’on est en plein mois de juillet. Simon quitte cette petite scène de son imaginaire sur laquelle il récitait jusqu’à notre arrivée quelques obscurs passages d’un film plein d’héroïsme et m’embrasse sur les deux joues. Il articule ensuite deux, trois mots que je ne comprends pas mais qu’Anna (qui vient elle aussi de faire son entrée sur la terrasse) interprète comme une question : « C’est ta copine ? », lancée à Lucca en me désignant. Il faut préciser que j’avais alors (et ai toujours par ailleurs) les cheveux mi- longs. Ce constat fort évident nous amène à penser qu’il me prend pour une gonzesse et cela m’emmerde partiellement même s’il est handicapé mental. Anna n’a pas encore tout à fait fini de se payer ma tête qu’il fout ensuite ses pieds sur la table en arborant un maillot du PSG auquel je n’avais jusque là pas prêté attention. Lucca fait de même et étend ses jambes sur les siennes. Anna et moi on se fait face. Il y a alors une double conversation qui s’enclenche : la première entre elle et moi, la seconde entre Lucca et Simon au sujet d’un film qu’a vu ce dernier tout récemment mais dont personne ne parvient à saisir le nom (il a quelques problèmes de diction). Phonétiquement cela donne quelque chose comme « Montier » mais je n’en suis pas sûr, n’écoutant que d’une oreille car nettement plus absorbée dans ma conversation avec Anna. Elle me parle d’un pote qui travaille comme décorateur sur les films de Besson (Luc, le type qui a réalisé les Minimoys) et gagne « trop bien sa vie pour ce qu’il fait » c’est à dire bosser trois mois et prendre une année de vacances comme nous  l’enseigne cette fameuse idée pas si clichée que cela au sujet de certains intermittents du spectacle dans le cinéma. En somme, nous tenons le genre de conversation à laquelle se doit de faire honneur toute personne bossant dans l’audiovisuel comme c’est mon cas. Simon n’a de cesse de débiter des conneries et j’ai envie de me marrer chaque fois qu’il ouvre la bouche. Néanmoins, ne l’ayant pas souvent vu et ignorant de ce fait la politique de Lucca à son égard je résiste à la tentation. On décide d’ailleurs bientôt de le ramener chez lui, là où ses parents ainsi que ceux de Lucca sont en train de manger. Notre petit groupe s’enfonce donc en file indienne le long d’un petit chemin sillonnant parmi les branches impeccablement coupées d’une forêt de thuyas qui glissent le long des pentes de cette colline où l’on a bâti la maison de Lucca. Plusieurs toiles d’araignées ont déjà fait leur apparition, tissées d’un pan de végétation à l’autre entre les deux rangées de conifères et nous nous prenons allègrement dedans. Simon en particulier puisque c’est lui qui se trouve en tête de colonne (conformément à sa volonté). Anna m’explique qu’il y en a parfois tant le matin que la progression s’en trouve ralentie. Je lui réponds qu’elle exagère sans doute, ce qu’elle confirme. La Nuit s’étire doucement au dessus de nos têtes et déjà l’on voit pointer les premières étoiles. On arrive finalement à la maison de Simon. Il y a l’air d’y avoir une sacrée fête là dedans. J’entends d’ici clinquer les couverts sur les assiettes et j’aperçois d’ailleurs entre les feuilles d’un buisson une longue table largement illuminée autour de laquelle plusieurs sombres silhouettes s’affairent et se gondolent sur leurs sièges. Je me tourne vers Lucca et lui lance que j’attendrai dehors, ce à quoi il répond par un hochement de tête. C’est après tout un repas de famille, le genre de truc qu’on ne verra jamais chez moi mais auquel eux semblent tenir et ma présence d’esprit me fait remarquer que je n’ai après tout rien à faire ici. Mon regard se perd dans la nuit noire percée du halo lointain de quelques réverbères tandis que j’attends les autres. Demain à cette même heure nous serons en Italie en train de regarder la finale de la coupe du monde de foot. J’entends Lucca et Anna qui reviennent. J’ai le bonjour de leurs parents. On remonte enfin et quelques minutes plus tard je me retrouve à tirer un vieux matelas saturé de poussières qui semble être destiné à me servir de lit pour ce soir. On vérifie quelques ultimes trucs car il faut se lever tôt demain et l’on aura alors plus guère le temps et cela fait on éteint finalement la lumière. Je suis en dessous du velux. Il y une tête de Bob Marley figée au dessus de moi. Elle est placardée contre la pente de la mezzanine. C’est un de ces posters basés sur l’assemblage d’une multitude de minuscules photographies qui forment un tout. Je sens le souffle de la Nuit s’immiscer par la fenêtre et me caresser le visage en même temps qu’un insecte d’un genre inconnu (il fait presque entièrement noir) remonte le long de mon bras. Calé dans mon sac de couchage, je passe une bonne demi-heure à courir après le sommeil. A côté Lucca ronfle déjà. Bientôt ses parents rentrent, les lumières s’allument, les portes  claquent de partout dans la maison. Pour son père qui nous conduit le lendemain à la gare (décision prise qu’il lui ait annoncé que nous comptions passer la nuit dans un bar, à attendre notre train) le réveil aussi risque d’être difficile. J’entends l’eau qui coule dans la salle de bain. Il n’y a que trois personnes debout dans la maison et pourtant j’entends la douche couler cinq fois. Je finis par m’endormir au son d’une chanson de Coldplay dont j’ai oublié le nom et qui me parvient à demi-mots depuis la chambre de Anna. Cinq heures plus tard c’est le portable de Lucca qui me réveille au son d’Opeth, un groupe de métal dont il est fan et qui me permet quelques vingt secondes plus tard d’être intégralement debout et vêtus pour la journée. J’envoie depuis son ordinateur le manuscrit de mon premier roman à sa tante, correctrice de livres, comme c’était prévu que je le fasse la veille, on expédie le matelas en trois coups de pieds sous le lit d’où il ne devrait ressortir avant des mois on fonce dans la cuisine. Lucca me propose un reste de clafoutis que je continue de mâcher en lassant mes chaussures à l’extérieur de la maison tandis que lui et son père s’installe dans la voiture.

Notre train part de la Gare de l’est. Il fonce à travers près de trois cents  kilomètres de France verdoyante, tantôt plane, tantôt courbe en passant par Strasbourg puis Mulhouse jusqu’à Zurich. On passe la frontière Suisse à cinq cents kilomètres heure en un battement de queue de vache et d’un coup les perspectives se rompent, les pans d’herbe grasse font des vagues, une, puis deux, progressivement. Enfin les montagnes se forment et de nous suivent dans notre fuite vers le soleil. En quelques kilomètres de rails segmentés puis courbes et courbes puis segmentés la terre semble s’être mise en branle et son déchainement n’a d’égal que la plénitude des ces paysages qu’elle n’a pu qu’enfanter. On arrive enfin à Zurich. On bondit Lucca et moi du train et moins de dix minutes plus tard, après avoir viré des touristes japonais ou Dieu sait quel bled loin dans l’est, là où le soleil se lève et ne savent pas faire la différence entre un huit et un neuf on est calés dans nos fauteuils qu’un mauvais entretien soigneusement journalier nous permet d’utiliser comme des « rocking chair » bas de gamme.  Il y a une voix qui vient modérer notre enthousiasme en annonçant que le trajet jusqu’à Milan (notre destination finale) sera perturbé par quelques arrêts. Moi en particulier puisque j’aspire généralement à une certaine forme de diligence dans les choses. Pour exemple : je mange très vite, je parle très vite, je marche très (très) vite, je lis très vite, j’écris très lentement (c’est l’exception qui confirme la règle dira-t-on). Ici l’idée que la course de ce cylindre d’acier filant comme une balle et transperçant une à une les toiles de fond se dressant sur notre route soit interrompue toutes les heures si ce n’est moins par un arrêt à n’importe laquelle de ces obscures stations qui fleurissent comme du chiendent le long des rails et où personne ne monte ou ne descend jamais (qui s’arrêterait à Busto Arsizio ou Monza lorsqu’il peut se rendre à Milan ?) ne fait pas notre affaire. On achève de traverser la Suisse en frôlant certains de ses immenses lacs de si près que l’on a parfois l’impression que les wagons du train vont plonger dans l’eau. Lucca l’a mauvaise du coup puisqu’il me répète depuis Zurich son souhait de piquer une tête. C’est en quelque sorte son idée fixe de la journée. Je lui explique inutilement que c’est impossible et on la boucle tous les deux pendant une grosse demi-heure. Entre temps d’autres lacs défilent à la fenêtre ainsi que la frontière italienne. C’est du moins ce que l’on suppose puisque la voix semble bouder depuis une heure ou deux et n’a passé aucune annonce depuis. Ce n’est pas comme en France où même si le « chef de bord » comme on l’appelle par chez nous ne se motivait point à le faire, Orange prenait soin de nous le rappeler tous les dix ou vingt kilomètres à coups d’offres « forfait bonus extraterritorial ». On se soupçonne en fait d’avoir franchi la frontière à partir du moment où les noms de ville commencent à perdre l’habitude de s’achever en « EG » ou « EN » au profit des « O » ou « A » ou « I ». Lucca et moi on n’est pas dingues de clichés mais force est d’admettre qu’il y a des preuves, il suffit de brandir une carte pour s’en rendre compte, carte que l’on n’a pas bien entendu. Lucca et moi on n’est pas fous non plus d’organisation. C’est à peine si j’ai emprunté avant de partir un guide touristique à la bibliothèque de ma ville. Je l’ai étudié. Un peu. Pendant le trajet surtout parce que l’on part trois semaines et que c’est aussi la durée maximale des prêts de livres. Je l’ai pris juste avant notre départ pour éviter de le ramener à la bourre. Lucca et moi on n’est parfois des têtes brûlées mais on est d’honnêtes têtes brûlées. Il ne fait pas chaud dans ce train. C’est parce qu’il y a la clim. A notre gauche on peut voir et surtout entendre une paire de touristes françaises quinquagénaires. Il nous faut environ deux cents kilomètres pour comprendre qu’elles bossent l’une et l’autre dans la même boîte. Cela me déçoit un peu d’avoir mis aussi longtemps à piger car ce ne sont pas les sujets de conversation qui semblent leur manquer. Là par exemple elles sont en train de faire les comptes du nombre de croissants amenés par chaque collègue de bureau depuis le début de l’année.  L’une des deux semble ne pas en être à son premier voyage dans ce pays ce qui explique je suppose qu’elle n’ait pas jeté un œil au paysage depuis le départ et semble connaître chaque tronçon de rail par cœur. Lucca et moi on est collés à la fenêtre comme deux gosses devant la vitrine d’un magasin de jouets. Au premier arrêt il y a toute une famille italienne qui monte. On entend rien à tous ces mots hauts en couleur qui viennent épandre leurs accents dans l’air du wagon. On ne suit pas leur conversation à la virgule mais on à l’intuition de son sens. La femme débite à un rythme effréné des paroles folles à son mari et la grand-mère. On « voit ce qu’elle veut dire ». Il y a deux « bambini » qui se chamaillent et bondissent sur leurs sièges en face d’un vieux couple d’allemands, encore happés quelques instants plus tôt dans une discussion animée avec un autre couple débarqué je ne sais où comme j’ai oublié de jeter un œil lorsqu’ils sont descendus. Lucca je ne songe même pas à le consulter. Il leur tourne le dos et tutoie les anges d’un air béat, la bouche ouverte, les yeux fermés. Il loupe un lac ou deux mais je le réveille tout de même pour le passage au « Laggo Maggiore » en fonçant à travers Lugano. On la malmène cette pauvre ville, ce panier à touriste. Elle se serait appelée « Lugana » que l’on aurait eu l’impression de bousculer une demoiselle dans la rue. Bonjour les histoires avec son mec ensuite. Mais la ville a l’air de s’en foutre et on l’enfile du nord au sud en toute impunité. Juste pour la vingtaine d’euros que coûte le billet. C’est moins cher qu’à Paris. A l’arrêt suivant un grand type noir se fait fouiller par les flics de chez eux. Les « carabinieri » comme on les appelle. J’ignore s’il existe un rapport avec « carabine » et me demande aussi quel serait l’impact sur la population en France si l’on appelait nos bleus « fusiliers » ou « mitrailletistes » ou « flingueurs ». Je fais part de mes pensées à Lucca mais il a l’air de s’en foutre et parvient même à détourner la conversation en quelques phrases, sans même que je m’en aperçoive, vers quelques obscurs souvenirs d’enfance en classe verte, toute cette verdure qui se déverse en torrent des montagnes au bleu des lacs aidant bien sûr. En quelques tours de roues, une haute colline tourne violemment la page et nous arrache à la vue du lac Majeur. On se ré enfonce dans nos « sièges ajustables » pour tendre une nouvelle fois l’oreille vers nos deux compatriotes dont la conversation a depuis peu dévié sur la performance de l’équipe de France en coupe du monde de foot. Elle s’amenuise néanmoins bien vite et les montagnes s’affaissent. Les neiges éternelles que l’on a vues en Suisse sont désormais loin derrière. On a d’ailleurs douté de leur existence pendant une bonne quarantaine de kilomètres Lucca et moi. Le débat glissait du « oui » au « non » au gré de nos interprétations quant à ces mystérieuses « tâches blanches » qui chapeautaient certains pics parmi les plus éminents. On a longtemps cru à un phénomène de réverbération de la lumière sur certaines roches aux « caractéristiques minérales adaptées » avant de se convaincre qu’il s’agissait bien de neige. Brusquement une petite ampoule se met à clignoter au dessus de mon siège. Je tapote dessus et comprends ensuite qu’il ne s’agit que du reflet de certains rayons de soleil plongeant en piqué sur la surface parfaitement plane d’une petite pièce d’eau qui passe alors aux environs d’une immense carrière. De gros camions y chargent des blocs de marbre découpés à même la façade de cette imposante colline avec une précision si géométrique que l’on pourrait croire qu’un simple fil à couper le beurre est venu les entailler. Bientôt, on arrive en gare de « Milano Centrale ». Mussolini nous te saluons bien haut.

(© Syd Vesper 2010)

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