CRISP-19 / Épisode 4

1er épisode ici

English translation available here

(Cette œuvre est protégée par la SACD)

NOTICE pour le lecteur :

Vous vous apprêtez à lire l’épisode 4 de mon nouveau roman-feuilleton, CRISP-19.

Deux possibilités s’offrent à vous : lire l’histoire directement sur cette page, ou la télécharger ci-dessous au format PDF (ce que je recommande, afin de bénéficier d’une mise page optimale) :

Bonne lecture dans tous les cas, et souvenez-vous d’une chose :

vous n’êtes pas prêt.

Andy Warhol a dit dans les années 60 qu’à l’avenir, tout le monde serait célèbre pendant 15 minutes.

Il avait raison sur un point.

…Pour ce qui est des quinze minutes, il s’est avéré qu’il avait grandement surestimé notre capacité d’attention. 

Épisode 4 : L’âge d’or

Émission spéciale BFMTV / hécatombe chez les stars

Présentée par : Lorène de Susbielle

— De retour sur notre plateau spécial, Apolline de Malherbe n’est pas avec nous ce matin ; je la remplace exceptionnellement, entourée de nos experts. Jusqu’où le CRISP-19 – car c’est officiellement le nom donné à cette pandémie – ira-t-il ? Le nombre de victimes évolue à vitesse grand V, on apprend à l’instant la disparition en France de Guillaume Canet, Fanny Ardant, Alexandre Astier… la liste est longue, et plus encore à l’étranger. Les autopsies pratiquées sur les corps des stars ont révélé qu’elles seraient mortes des mêmes causes. Martin Champrier, vous êtes directeur du service Virologie de l’hôpital Pitié-Salpêtrière, la question qui est maintenant sur toutes les lèvres et que je vous pose est : le virus est-il contagieux et si oui, comment se transmet-il ?

— Écoutez, Lorène, pour l’instant ce que les premières études semblent nous indiquer c’est que le virus ne se transmet pas par contacts physiques ; on sait par ailleurs que des personnes proches des victimes ont affirmé leur avoir serrées la main ou les avoir embrassées peu avant leur décès sans que cela n’ait de répercussions, ce qui tendrait à confirmer cette information.

— Agathe Lebreton, vous êtes présidente de la Société française de Virologie, moins d’une semaine après le décès de Rihanna, pouvez-vous nous indiquer l’évolution de la pandémie ?

— On observe actuellement, Lorène, une très forte augmentation du nombre de victimes, en fait on estime que depuis Rihanna, considérée comme la patiente zéro, le nombre de cas a évolué de manière exponentielle, or, aussi incroyable que cela puisse paraître, alors qu’on estime en être déjà à des centaines de décès à travers le monde, le seul point commun entre toutes les victimes du CRISP-19 est qu’elles étaient célèbres…

— …ce qui – je vous coupe – confirmerait mon hypothèse : celle que les célébrités décèderaient par ordre de notoriété décroissante.

— Milo Pavić vous êtes journaliste people, vous avez été autre chroniqueur mondain chez Paris Match pendant de nombreuses années…

— …Ça fonctionne comme une pyramide… une pyramide dont le virus partirait du sommet, tout en haut, avec des gens comme Riri, The Rock, Beyoncé, Donald Trump et compagnie et plus ça va, moins les gens sont connus et donc plus il y a de victimes. C’est parfaitement logique.

— On parlait il y a quelques années de « virus chinois » pour la COVID-19, on entend à présent l’expression de « covid » hollywoodien » pour le CRISP19.

— …Ce qui est assez inexact, je me dois de le dire.

— Nicolas Rieux, vous êtes blogueur cinéma et rédacteur en chef du site Mondociné…

— Cette appellation est incorrecte, toutes les célébrités ne venant pas de Hollywood… Et par ailleurs cela fait bien longtemps que Hollywood n’est plus l’épicentre de la fabrication de films aux USA. La Louisiane par exemple a émergé depuis presque deux décennies. Et dans le reste du monde, le Maroc est devenu…

— …la bonne nouvelle étant messieurs que le virus ne semble pas contagieux ! Si cela peut rassurer nos auditeurs… Guillaume Chambrian, vous êtes grand reporter à BFM.  

— Oui, Lorène, je rebondis sur ce que vous dites car en parlant de rassurer, les gouvernements de nombreux pays dont la France n’ont pas attendu les résultats des autopsies, ou plutôt, n’ont pas souhaité prendre de risque et ont donc décidé de confiner les célébrités à part du reste de la population pour prévenir tous risques de contamination. Aux USA, ce sont carrément certaines stars qui ont offert d’ouvrir les portes de leurs propriétés afin d’accueillir d’autres célébrités pour se confiner ensemble. C’était le cas de Shia LaBeouf et Gwyneth Paltrow… les deux acteurs sont malheureusement décédés peu de temps après avoir posté leurs vidéos devenues virales.

— Ce qui pose une question : est-on susceptible d’être foudroyé par le CRISP-19 à cause d’un pic de notoriété soudain ? Milo Pavić, on vous a justement entendu développer une théorie dans l’émission Quotidien où vous êtes chroniqueur…

— Je suis convaincu que le virus s’adapte à la notoriété de la personne à l’instant « T », même si, dans le cas de ces deux comédiens, c’est un mauvais exemple car ils étaient déjà très célèbres et – pardonnez mon cynisme – on pouvait, selon ma théorie, s’attendre à leur mort imminente de toute façon.

— En France, les autorités se sont montrées moins clémentes et libérales, puisqu’elles ont imposé aux stars de se rendre dans des camps spécialement aménagés, dans le nord de la France, Guillaume Chambrian.

— Oui Lorène, il s’agit, ironie de la chose, des anciens camps de migrants de Lille et Calais.

— La SNCF procède à des départs chaque jour depuis Gare du Nord dans des rames spécialement affrétées et confinées pour ne pas prendre le risque de contaminer d’autres passagers, et ses trains – ses convois, comme certains n’hésitent pas à les appeler – ne sont pas au goût de tout le monde. 

— Oui, je pense que l’on a tous l’image en tête… des trains qui charrient des êtres humains pour les enfermer… ou plutôt, les isoler, excusez-moi de la nuance. 

— Il y a bien eu quelques manifestations sporadiques dans Paris et à Lyon, mais dans l’ensemble, peu de gens sont sortis dans la rue.

— L’opinion populaire n’a pas vraiment l’air de se préoccuper du sort de leurs stars.

— Il faut préciser que le gouvernement a réaménagé ces camps avant l’arrivée des confinés, il l’a même fait avec « soin » pour reprendre ses propres mots, « afin de les rendre parfaitement aptes à accueillir des personnes. »

— Ce qui sous-entend – pardonnez-moi de vous couper, Lorène – qu’ils ne l’étaient pas au moment de la crise des migrants.

— Certaines célébrités refusent néanmoins de se soumettre à ce qu’elles considèrent comme, je cite, « un chantage abject du gouvernement ». C’est le cas de François Cluzet avec qui nous sommes en duplex, depuis son appartement parisien. François, vous nous entendez ?

« Ouais, je vous entends, Apolline… euh, Lorène, pardon, je vous entends… bon je regarde jamais BFM, je ne vais pas vous mentir là-dessus et c’est pourquoi je trouve assez savoureux de passer sur votre antenne, mais je crois que les circonstances m’y obligent… c’est drôle… enfin pour quelqu’un qui ne regarde jamais, je veux dire… bon c’est marrant quoi… nan mais je voulais juste vous dire que cette décision du gouvernement, c’est de la merde en barre, c’est du vomis ; de la chiasse, c’est même plus une faute politique, c’est une atteinte à nos libertés ! Non, non ! c’est même une atteinte à notre dignité d’être humain ! Ça fait remonter des choses sombres tout ce cirque médiatico-politique, avec la SNCF et tout… la SNCF déjà tristement célèbre dans les années 40 si vous voyez ce que je veux dire… sa participation à la Shoah, et elle remet le couvert aujourd’hui, alors je dis pas que les cheminots font ça de gaieté de cœur, non, mais pour moi, si j’étais à leur place, il y aurait des sabotages, tous les jours, sur la ligne Gare du Nord, Calais, c’est tout ce que je dis ! c’est trop grave ce qui se passe, merde ! Cette réminiscence macroniste de notre gouvernement actuel qui se croit couronné du droit de tout faire, c’est insupportable ! et ces gens-là – je vous le dis, ce n’est pas un numéro d’acteur – je les emmerde ! je les… euh, je les…. arg…

— François ? Mr Cluzet, vous allez bien ?

— Il a l’air mal en point

— Je crois que Mr Cluzet se sent mal, il vient de s’effondrer en direct, euh… je… euh, nous revenons toute de suite après cette page de pub.

*

Quotidien :

— François Cluzet nous a quittés, il ne serait pas mort du CRISP-19 mais d’un AVC en direct ce matin sur BFMTV alors qu’il était interviewé par Lorène de Susbielle… Milo, vous étiez sur place au moment des faits, que pouvez-vous nous en dire ? 

— Rien de bien surprenant, Yann, d’après cette théorie que je m’échine à vous faire comprendre depuis quelques jours…

/zap

Micro-trottoir :

— Que pensez-vous des camps de célébrités ? 

— Pour moi, c’est une autre démonstration de leurs privilèges à ces gens-là. On les confine pour les protéger !

/zap

Télématin :

— Sylvie Adigard, nous vous retrouvons comme envoyé spécial à Calais dans un camp de célébrités :

— Oui, Marie, je suis avec le casting de « Un si grand soleil » dont les épisodes de la série continuent malgré tout d’être tournés par les comédiens avec leurs téléphones, dans l’enceinte du camp. Je suis en compagnie d’Aurore Delplace… Aurore vous êtes une des stars de… 

— Haha, ne dites pas ça, vous allez me porter la poisse !

— …pardonnez-moi, un des rôles principaux de la série, comment vous habituez-vous à la vie dans le camp ?

— Écoutez, pour l’heure je suis heureuse d’être en vie. J’essaye de profiter de chaque seconde.

— À côté de vous Mélanie Maudran, bonjour Mélanie, comment ça va ici ?

— Il y a une belle camaraderie entre nous, Sylvie, et pour ce qui est du CRISP, advienne que pourra, on est tous là par volonté de protéger nos proches et le reste des français.

— Belle attitude, Mesdames… Marie, à quelques dizaines de mètres de là se dresse un autre camp, celui où se trouvent de nombreux présentateurs célèbres de France TV notamment ; nous nous y rendons de ce pas, j’aperçois Cyril Féraud qui nous fait coucou à travers la clôture électrifiée… Salut Cyril !

/zap

La Grande librairie 

Invité : Emmanuel Schmidt

— La vraie question intrinsèque, Augustin c’est qu’est-ce que la célébrité au bout du compte ? C’est le débat que sous-tend ses camps de confinement. Ces derniers jours, avec l’explosion du nombre de décès, on commence à ne plus très bien savoir à partir de quel seuil peut-on se considérer comme célèbres. Moi ce matin, au journal, on m’a appris la mort de personnes dont je n’avais jamais entendu parler. Alors qu’est-ce que tout cela dit au juste de notre société ?

/zap

TPMP :

Cyril Hanouna

Bon, les amours, on va arrêter de déconner cinq minutes, parce que, ouais ça fait chier de vous le dire à l’antenne mais on me dit dans l’oreillette que Philippe Chevallier est mort… Ouais ouais, ça fait chier. Je sais qu’il était très attristé hier par la disparition de son pote Régis… Régis Laspalès.

Gilles Verdez

Au moins, Cyril, ça vient mettre un terme à ce débat sordide et pardonnez-moi, franchement dégueulasse, qui faisait rage depuis quelques jours sur les réseaux… 

Jean-Marie Bigard

 Ouais ben moi je suis content : j’ai gagné mon pari en misant sur Laspalès.

(huées) (rires) (applaudissements) 

Géraldine Maillet

Non, ce n’est pas drôle Jean-Marie, franchement…

Cyril Hanouna 

Hey, Bigard, arrête, arrête, ou je te fais sortir…

Matthieu Delormeau

Mais au fait, ça va vous, Jean-Marie ? Et Cyril ? Vous avez pas peur tous les deux avec ce qui se passe ? 

Jean-Marie Bigard

Oh, tu sais mon chou, nous on est vaccinés, alors…

(explosion de rires) (applaudissements)

Cyril Hanouna

hahahaha …oh putain mon chéri je te kiffe trop ! 

(applaudissements)

*

Médiamétrie : Carton plein hier soir pour TPMP spéciale CRISP19 qui a enregistré sa meilleure audience depuis la création de l’émission.

*

Le parisien :

Mort de Cyril Hanouna

Public :

Hanouna est-il vraiment mort du CRISP19 ?

VSD :

Hanouna, ses dernières paroles choquantes.

Closer :

Mort d’Hanouna : Delhormeau refuse de prendre les rênes de l’émission

Le Monde Diplomatique :

En Chine, une lueur d’espoir pour les Ouighour.

*

Quotidien :

— …Souvenez-vous du sida dans les années 80 ; au départ on l’appelait le « cancer gay », or il s’est vite avéré que le virus ne touchait pas que les homosexuels…

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là, Milo ?

— Vous verrez bien, Yann… Vous verrez bien.

*

Le parisien :

Un chroniqueur de quotidien, auteur d’une thèse sur la célébrité, lance la théorie que le CRISP19 pourrait ne pas toucher que les stars. 

*

Émission spéciale BFMTV / hécatombe chez les stars

Présentée par : Lorène de Susbielle

— Avant de démarrer cette émission nous voulions rendre hommage, au nom de toute la rédaction de BFMTV à notre collègue Apolline de Malherbe, décédée hier soir du CRISP19. Une minute de silence à l’antenne… 

(sept secondes plus tard)

…Milo, vous êtes journaliste spécialisé dans les stars, vous travaillez pour de nombreux tabloïds, mais on vous doit aussi un essai remarquable appelé « Vie, mort, célébrité ». Depuis quelques jours vous multipliez les apparitions télévisuelles avec une théorie que fait beaucoup parler d’elle… Sur les réseaux, certains n’hésitent pas à vous qualifier de prophète, d’autres d’oiseau de mauvais augure. Alors, où vous situez-vous ?

— J’essaye simplement de faire mon travail de journaliste et d’ouvrir les yeux des gens. 

— À savoir ?

— À savoir que nous allons tous mourir… un jour. Le CRISP19 est le cancer de notre planète, et il est en train de se généraliser en frappant de manière méthodique. Il s’est occupé des personnes les plus célèbres et maintenant, il continue son écrémage jusqu’en bas de la pyramide… par ordre de notoriété décroissante, certes, mais il ira jusqu’au bout. Et je peux vous assurer que nous allons tous y passer.

— Vous avez une preuve de ce que vous avancez ?

— Une preuve ? Je pourrais en avoir une, oui, héhé. Est-ce que vous vous souvenez de cette citation fameuse de Andy Warhol, « À l’avenir, chacun aura droit à quinze minutes de célébrités. » Moi je ne vais avoir besoin que de quelques secondes pour ma démonstration…

— On vous écoute.

— Dites-moi une chose, Lorène : est-ce que je suis une star ?

— N… non. Enfin… pas encore.

— Exact. Bon… euh, est-ce que nous sommes en direct ?

— Toujours, oui.

— Ok, eh bien regardez… attendez que je défasse ça… donnez-moi juste un instant…

— Mr Pavić, qu’est-ce que vous faites ? Mr Pavić ? Mr Pavić ! Remettez votre pantalon, s’il vous…

— Regarde-les mes grosses couilles sur ta gueule, elles te font envie, hein salop… 

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*

X / Trending in France :

Ce chroniqueur pète un câble en direct sur BFMTV !

TikTok / Tu pourrais aimer :

-18 quand t’as no limit et plus de plan B

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Facebook / commentaires :

« meskine c un ouf y c’est cru sur pornhub lui »

« quand sa peu plus attendre wsh »

« il avait guetté ce moment toute sa vie » 

« Il a percé en dix secondes »

« Choquée par les commentaires de certains, vous réalisez que c’est une agression sexuelle ? » 

*

C à vous :

— …Oui, Lorène de Susbielle va porter plainte contre Milo Pavić. 

— C’est bien normal. Je vous rappelle qu’il lui a agité son pénis au visage.

— Les jeunes appellent ça, une « bifle », Babette.  

*

Closer :

Affaire Milo Pavić : notre vidéo inédite en coulisses du plateau de BFMTV.

VSD :

Qui est Milo Pavić, le journaliste exhibitionniste qui fait le buzz ?

AFP :

Milo Pavić est passé en une journée de 623 abonnés à 2,7 millions.

La vidéo choc sur le plateau de BFMTV totalisait 38 millions de vues lorsque YouTube l’a supprimée mais elle est réapparue dans d’autres versions, parfois floutées, sur les autres plateformes. Les mèmes et montages se multiplient. Ils totalisent des millions de vue sur YouTube. 

Le parisien :

CRISP19 : Décès brutal de Milo, la « star » tristement célèbre des réseaux. Il aurait dit en s’effondrant : « je vous avais prévenu ». 

Science et avenir :

(…) ce qu’il y a d’inquiétant c’est que son geste, aussi inacceptable soit-il, a prouvé sa théorie par la pratique. Il reste bien sûr maintenant à la modéliser en un modèle mathématique cohérent.

Victor est irrité. Il a un air en tête depuis la veille mais n’arrive pas à s’en souvenir. Seules quelques notes lui reviennent de temps à autre. S’évaporent aussitôt. Elles lui semblent associer à un choleur – assez poignant. Il croit se souvenir que le morceau est interprété par une chanteuse mais c’est à peu près tout. Les mouettes dérivent sur l’infini du ciel, d’un bleu à s’en rendre fou, comme des notes blanches sur une partition, les drones des noires ; les ferries, des demi-soupirs, sur l’océan vert pâle. Victor demande à Pauline, après avoir fredonné un vague truc – que lui-même n’identifie même pas comme celui qu’il avait en tête – si elle voit le morceau dont il s’agit. La jeune femme ne lui prête pas attention, tourmente la paille de son mojito, frotte les cuticules de ses ongles avec ses roxy nails. Le jeune homme suit son regard vers un petit embarcadère où vient d’apparaître le couple croisé il y a deux jours. Celui qui leur avait proposé de se rendre sur cette plage secrète. L’excursion était prévue pour aujourd’hui.

— Tu crois qu’ils nous en veulent ?

La jeune femme hausse les épaules sans les quitter du regard mais tout en se déconnectant de la scène.

— Ça n’a pas d’importance, pas vrai ?

Victor les observe monter sur une frêle embarcation. Leur attitude semble différente des jours précédents.

La veille, après s’être concertés longuement, ils s’étaient approchés de leur table au dîner. C’était Victor qui, d’un commun accord, avait pris la parole :

— Hey, vous allez bien, tous les deux ? 

Ils n’allaient pas bien. Cela, Victor et Pauline le savaient avant même d’avoir posé la question. Quelques heures plus tôt, un couple d’amis à eux, des influenceurs également, étaient décédés. Pauline l’avait appris sur son fil d’actualité. Un message de l’agence de communication qui les représentait.

« Bon, écoutez c’est ennuyeux mais finalement on ne va pas pouvoir vous accompagner sur cette plage, demain. »

Pauline lui avait dit de prétexter l’arrivée inopinée de potes, mais, en se heurtant à leurs visages défaits, Victor avait été incapable de mentir :

— Ouais, euh… désolé, c’est nul, mais enfin vous voyez quoi… vous êtes quand même assez célèbres tous les deux et avec ce qui se passe, c’est trop risqué pour nous…

Le couple avait tenté de se défendre, arguant qu’ils n’étaient pas si célèbres que ça, que toute l’île le croyait car la majeure partie de sa population estivale était constituée d’influenceurs, mais qu’en réalité ils vivaient tous dans une sorte de bulle et pour cette raison, faisaient l’erreur de le croire. C’était dans les grandes lignes ce qu’ils leur avaient répondu, alternant l’un et l’autre comme des témoins à la barre d’un tribunal.

« On ne fera pas de story, s’était écriée la jeune femme. Promis, aucune publication !

— Oui, et de toute façon on ne vous taguerait pas dessus ! avait surenchéri le jeune homme. 

Pauline avait froncé les sourcils.

— Pourquoi est-ce que vous y allez sur cette plage si c’est pour ne rien faire ?

Le couple avait échangé un long regard dubitatif, puis la jeune femme avait répondu d’une petite voix, s’excusant presque :

« Eh bien, on avait pensé que ça pourrait être, euh… sympa de faire un truc. »

— Tu sais, reprend Victor, il y a même une petite intro à la guitare. 

— Non, baby, désolée je ne vois pas quel est ton morceau avec la petite intro à la guitare, rétorque Pauline.

Le moteur de l’embarcation s’ébroue et l’odeur du gazole envahit la petite place le temps qu’elle disparaisse avec le couple à bord.

Pauline songe qu’ils avaient l’air pâle sous leur bronzage. 

Son mojito n’est plus qu’un cimetière de glaçons fondus. 

— Ce qui me saoule, c’est que je ne l’ai même pas sur le bout de la langue ce morceau.

— Il faudra qu’on leur demande de nous retirer de cette publication que l’on avait faite au restaurant de poissons l’autre jour.

— Tu peux le faire toi, dit Victor, il suffit d’aller…

— Ah oui, c’est vrai… Elle sort son téléphone et tapote dessus quelques instants. C’est bon. C’est oublié. Je ne pense pas qu’ils nous en voudront. On reçoit une notification quand quelqu’un fait ça ?

— Je ne crois pas…

— Et puis de toute façon on a été clairs avec eux…

— Et ça serait peut-être plus prudent t’as raison.

Victor aspire le fond de son mojito, s’arrête dès que la paille commence à crachoter dans le vide, jette un œil à Pauline. Mais la jeune femme ne le foudroie pas de cet air réprobateur habituel. Elle fixe à la place un truc au loin.

— Qu’est-ce que tu regardes ?

Le sortilège se rompt.

— Rien… rien, euh… Elle hésite. La mer est belle aujourd’hui.

—  Plus bleue qu’hier ?

Elle efface son rictus d’un regard en coin, semble vouloir rétorque un truc, puis les traits de son visage se détendent :

— C’est peut-être ça, oui…  

— Tu n’as pas fait de story de ton mojito ? 

— C’est vrai.

— Tu en veux un autre ? Je le finirai pour toi.

— Non… Elle sourit. Mais si tu en veux un pour toi, vas-y. 

— Ça ira, bébé.

— Les rues sont assez vides, non ? 

— C’est parce que les gens s’arrêtent beaucoup moins pour prendre des photos. 

Son regard se pose sur un vieux couple, assis sur un banc. Et ils ne prennent pas de photos, ni ne mangent de glaces, ni ne parlent. Ils ne font rien de particulier. Ils sont juste là, assis côte à côte. 

Un peu plus loin, Victor en repère un autre, puis un autre, puis encore un autre et un autre. Il fait part de son étonnement à Pauline. 

— …Non, je crois qu’il y en avait autant lorsque que l’on est arrivés sur l’île. On ne les remarquait tout simplement pas. 

Pour prendre un peu de recul, il est vrai qu’il y avait eu du changement ces derniers jours à Santorin. L’air s’était rempli d’un silence relatif. On ne percevait que de manière indistincte la rumeur des drones, les sons d’alertes et de notifications des téléphones. L’île retrouvait peu à peu de ses couleurs d’origine faites de nuances de blanc et de bleu. Les interminables foulards des influenceuses ne claquaient plus au vent le long des belvédères. Les gens fuyaient à présent la célébrité. On ne voyait plus de jeunes gens danser dans les rues. Parce qu’il aurait été incongru de s’exhiber sur les réseaux. 

Quelques-uns tentèrent bien de profiter de ce creux de vague pour gagner en popularité. Et ils y parvinrent. Pour quelques heures du moins. Et ils moururent le jour même. Il y avait désormais si peu de nouveaux contenus sur les réseaux que les suiveurs se ruaient sur la moindre publication apparaissant sur leurs fils d’actualité déserts.

À un moment, Victor était même parvenu au bout de son fil TikTok. Soudain, l’application ne lui avait tout simplement plus proposé aucune autre vidéo. Il avait essayé de swiper. Encore et encore. En vain. Alors, il avait posé son téléphone et regardé Pauline sans qu’elle ne remarque, en train de se coiffer, face au miroir de leur suite. Après quelques allers-venus de peigne dans sa chevelure, son visage s’était rembruni, son geste enrayé. Victor l’avait contemplé en train de s’observer dans le miroir, une expression étrange répandue parmi ses traits. Elle avait baissé les yeux et soupiré – un simple murmure dans l’air -, ôté la brosse de ses cheveux.

Ses yeux avaient alors croisé ceux de Victor dans le reflet. Et elle avait paru presque surprise de le trouver là ; et il lui avait souri. Et elle avait relevé le front, lentement, avec assurance mais sans hâte, le visage grave. Puis, comme il continuait de la fixer, la chaleur de son sourire avait craquelé son masque et elle lui avait souri à son tour. Et les allers-retours du peigne avaient repris. Bientôt, elle avait été belle à ses propres yeux également. 

Le soir, au dîner, dans le restaurant de l’hôtel. Pauline et Victor tendent l’oreille aux discussions des tables avoisinantes. Un peu plus loin, de vieux messieurs d’une quarantaine d’années bavardent entre eux :

— C’est la planète qui nous rejette, la faute à notre surconsommation outrageuse ! à nos modes de vie !

— C’est une forme d’apocalypse, je pense… Le CRISP, est une sorte de vengeance divine qui s’abat sur nous. Voilà ce que c’est. Tout était écrit.

— Le Pape François a été l’un des premiers à mourir pourtant.

— Oui, ben Greta Thunberg aussi je te ferai remarquer. Et pas dans les dernières non plus.

— Et Nicolas Hulot aussi, d’ailleurs. 

— Ah ? 

— Ce matin-même.

Sur un écran de télévision suspendu dans le hall, le visage muet de Meghan Markle s’agite. Il y a un bandeau qui défile en-dessous. « Les confessions de la princesse avant sa mort. Depuis sa place, Pauline parvient à lire les sous-titres pour malentendants :

« J’avais toujours pensé que mon mal-être vis à vis de la célébrité était une manifestation psychosomatique d’une crise plus profonde qui stagnait en moi… un malaise que j’aurais été l’une des seules à ressentir du fait de ma position. Au bout du compte, cette pandémie me fait me sentir beaucoup moins unique et cela a quelque chose de rassurant… Oui… je suis prête je pense… prête à ce qui va nous arriver, à Harry et moi. » 

Pauline ferme les yeux. Elle les referme encore plus forts lorsque Victor lui apprend que le couple dont ils ont fait connaissance a été retrouvé mort, en fin d’après-midi, sur cette petite plage secrète enclavée par les falaises, à l’autre bout de l’île.

—— FIN DE L’ÉPISODE 4 ——

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