CRISP-19 / Épisode 2

1er épisode ici

2nd episode english version available here

(Cette œuvre est protégée par la SACD)

NOTICE pour le lecteur :

Vous vous apprêtez à démarrer la lecture du deuxième épisode de mon roman-feuilleton, CRISP-19.

Deux possibilités s’offrent à vous : lire l’histoire directement sur cette page, ou la télécharger ci-dessous au format PDF (ce que je recommande, afin de bénéficier d’une mise page optimale) :

Bonne lecture dans tous les cas, et souvenez-vous d’une chose :

vous n’êtes pas prêt.

Andy Warhol a dit dans les années 60 qu’à l’avenir, tout le monde serait célèbre pendant 15 minutes.

Il avait raison sur un point.

…Pour ce qui est des quinze minutes, il s’est avéré qu’il avait grandement surestimé notre capacité d’attention. 

Episode 2 // Fortune & gloire

Le monde selon Tom Cruise se départageait en deux catégories d’individus : ceux dont le téléphone était protégé par une coque… et les autres

Il avait développé toute une théorie sur la question, persuadé que ce détail infime pouvait en dire des tonnes sur les gens ; leur vision de l’existence et surtout, leur degré de fiabilité, ou plutôt – pour reprendre en version originale le terme qu’il affectionnait tant – : de trustworthiness 

Au cours de ces interminables cocktails hollywoodiens, lorsqu’il apercevait parfois – trop rarement à son goût, hélas – un des convives brandir un téléphone moulé dans une belle grosse coque bien épaisse (et si possible de couleur noire), son cœur s’emplissait d’une joie inénarrable, – et qu’il ne parvenait d’ailleurs pas totalement à s’expliquer. Et il retrouvait alors une certaine foi en l’humain, et il ne manquait jamais de se dire :

« Voilà quelqu’un qui possède un yacht, plusieurs voitures de luxe, une villa sur Mulholland, des places pour ses enfants dans les meilleures écoles privées de Calabasas, et qui néanmoins, a la prévenance de protéger un objet aussi trivial et bon marché qu’un iPhone pro. » 

Ainsi, il avait secrètement pris pour crédo de n’entrer en affaire qu’avec des gens qui en posséderait une. 

De coque. 

Et pour cette raison, lorsque des producteurs, acteurs ou réalisateurs défilaient en vue d’un nouveau projet, même si l’entretien s’était passé au mieux, il finissait toujours, au moment de prendre sa décision, par glisser une œillade indiscrète sur leur téléphone. Et alors il entérinait son choix définitif.  

Tom Cruise était un type fiable, sérieux en affaire. Trustworthiness. Comment aurait-il pu en être autrement ?  il avait une coque de téléphone. 

C’était du moins ce qu’il espérait que les gens pensent de lui. 

Il s’était levé ce matin-là avec ce qui n’avait paru être au premier abord qu’une simple migraine. Il s’était laissé conduire jusqu’à l’hôtel Chateau Marmont où son staff, ainsi qu’un bataillon de journalistes, l’attendaient de pied ferme pour une journée d’interviews à l’occasion de la sortie de Jack Reacher 3.

On le fit entrer dans la suite N°10 où deux caméras étaient déjà en place ; une pour le plan large, une pour le serré. Il s’assit dans le fauteuil et vérifia cadre et lumière après avoir demandé à l’équipe technique que l’on oriente le retour vidéo dans sa direction :

—  Ça ira les gars. C’est bien comme ça… Joli boulot.

Il fit un signe du pouce à l’une de ses attachées de presse et un instant plus tard, un premier journaliste entra. Chacun disposait de quinze minutes pour lui poser ses questions. 

Tom Cruise arborait un large sourire mais jurait intérieurement. Des dizaines de médias allaient ainsi défiler au cours de cette journée marathon. Or cette fichue migraine continuait de lui pervibrer la tête. 

Il répondit aux premières questions sans même y réfléchir, en pilotage automatique, récitant à peu de chose près – mais toujours avec son impeccable sourire et diction – le dossier de presse que ses assistantes avaient concocté la veille. 

Au bout de cinq minutes, n’y tenant plus, il réclama un doliprane. On le lui apporta, ainsi qu’une bouteille d’Évian de 33cl, et un verre.

— Merci beaucoup… excusez-moi, lança-t-il à Rob Jones, le journaliste du New York Times.

— Aucun problème. Vous vous sentez bien, Tom ? 

— Excellent ! …et ne vous en faites pas ; les deux minutes d’interruption ne seront pas comptabilisées sur votre temps.

— C’est très généreux à vous.

Il dévissa le bouchon de la bouteille.

— N’en faites pas toute une histoire. À chaque fois c’est un plaisir de vous revoir. Il versa un peu d’eau dans le verre. Comment va votre femme ? Elle travaille toujours au Washington Post 

— Exact, répondit le journaliste sans masquer sa surprise.

Tom Cruise avala le comprimé d’une traite et secoua la tête comme un personnage de dessin animé.

— Ça va mieux… On peut y aller, Rob.

— Jack Reacher : Shutdown est le troisième volet de la série, Tom. Ces dernières années, on vous a vu multiplier les apparitions dans des franchises ; Mission Impossible et ses 8 films, La Momie et son nouvel opus, ou encore Top Gun dont le troisième volet est annoncé pour l’année prochaine. Diriez-vous être devenu un acteur à franchises ?

— J’aime l’idée de retrouver le public d’un film à l’autre pour prolonger son expérience. Ces franchises sont une fierté car elles font partie des dernières œuvres de divertissement à rassembler des gens de tout âge, origine, niveau social à une époque où le public déserte de plus en plus les salles et se désintéresse même des films en général. C’est maintenant sur les réseaux qu’émergent les stars de demain. 

— On sent depuis quelques années que vous avez commencé à prendre du recul sur votre carrière, votre propre légende, je pense notamment à Top Gun : Maverick qui parle du passage d’une génération à l’autre, vous avez décidé de passer le flambeau, Tom ?

— Pas encore, mais j’y pense. (rires) Ce qui est certain c’est que tant qu’il me restera de l’énergie pour faire ce genre de films, je les ferai. Je m’amuse beaucoup trop pour arrêter.

— Rétrospectivement, quel est le film dont vous êtes le plus fier ?

— Je suis fier de tous les films que j’ai faits, je le trouve tous bons, à leur manière et dans leur contexte. Bien sûr je ne pourrais pas mettre au même plan Eyes Wide Shut et… disons Cocktail. D’un côté vous avez une œuvre d’art réalisée par un maître : Stanley Kubrick. Et de l’autre vous avez un pur divertissement qui aujourd’hui prête à sourire. Mais Cocktail était un film parfait dans le contexte de son époque. De même, on n’avait pas la même ambition en faisant… disons Indiana Jones, qu’en faisant, euh…

— InIndiana Jones ?

Tom Cruise lui dispensa un sourire étincelant.

— Je suis sûr que vous les avez tous vus, Rob.

— Je… oui… hm… oui bien sûr mais…

— … N’est-ce pas incroyable ce que nous permet la technologie ? Dans le dernier opus, j’ai pu jouer plusieurs versions de mon personnage à différents âges de sa vie. Tout cela grâce aux ordinateurs ! Je trouve ça vertigineux. Imaginez les frontières que cela repousse : vos petits-enfants me verront dans de nouveaux films que je n’ai pas tournés de mon vivant, Rob… bien après que je sois mort ! Tous ces nouveaux personnages que j’incarnerai, toutes ces nouvelles vies que je… Il s’interrompit, secoua la tête, puis se mit à rire : cela me donnerait presque la migraine, mon vieux !

Décontenancé, le journaliste observa l’acteur par-dessus ses lunettes et se tourna vers le staff de la star qui échangeait des regards non moins ahuris. 

Tom Cruise but une autre gorgée d’Évian, cette fois à la bouteille, s’en renversa un peu sur le pantalon, jura, demanda de resserrer un peu le cadre le temps que sèche la tache.

— …Pour répondre à votre question, Rob, vous m’avez demandé quel est le film dont je suis le plus fier… Je vais être franc : avec le recul, cela pourrait bien être celui-ci… non, en fait j’en suis certain.

— Je…. Pardonnez-moi mais de quel film parlez-vous ?

Tom Cruise se laissa aller d’un long rire qui résonna dans la chambre d’hôtel.

— Rob ? Vous êtes avec moi ? Vous m’écoutez ? C’est d’Indiana Jones dont je vous parle depuis tout à l’heure…

La panique s’empara du journaliste. Il fouilla dans ses notes.

— Je… Tom… je suis désolé, mais je dois vous avouer une chose, euh… j’ignorais totalement que vous aviez joué dans Indiana Jones… En fait j’ignorais même que vous aviez un quelconque rapport avec ce film. 

Le sourire de l’acteur coagula sur ses lèvres. Il fronça les sourcils sans se départir tout à fait de son expression amusée.

— Qu’est-ce que vous me faites là, Rob ? Je croyais que vous les aviez vus mes films… et puis, crotte, tout le monde connaît Indiana Jones, non ? Le type avec le fouet, le chapeau ? Vous savez ? L’archéologue aventurier ? Ça ne vous dit rien ? C’était moi, mon vieux.

— Je… euh… mais…

L’acteur se tourna vers l’une de ses assistantes :

— Kathryn, tu peux m’apporter mon téléphone ? Celui avec la grosse coque noire… On va montrer à Monsieur le journaliste de cinéma qui est Indiana Jones. Sérieusement, Rob, vous me tuez sur ce coup-là…

Mais, à l’autre bout de la pièce, l’acteur ne se heurta qu’à des regards muets de stupéfaction. L’assistante sortit de l’ombre et s’avança sous les projecteurs en demandant au technicien de couper la caméra. 

— Tom, tu es sûr que ça va ? souffla-t-elle en posant une main sur l’épaule de la star.

— Bof, toujours mal au crâne… mais qu’est-ce qu’il y a ? pourquoi tu arrêtes le tournage ? Écoute, Kathryn… y’a pas de mal d’accord ? Rob a merdé mais ça peut arriver à tout le monde… un petit trou de mémoire… on va refaire la prise… enfin, la question… comme si de rien n’était.

— Non, Tom, c’est toi… je ne comprends rien de ce que tu racontes à propos d’Indiana Jones. C’est un genre de blague pour les réseaux ? Parce que je ne me souviens pas qu’on avait parlé d’un tel truc hier soir en réunion. 

Tom Cruise secoua la tête en agitant les bras. 

— Mais je ne fais que répondre à la question, Kathryn ! L’exaspération commençait à se faire sentir dans sa voix. Monsieur m’a demandé le film dont j’étais le plus fier…

— D’accord, mais… euh… Indiana Jones, Tom ? Qu’est-ce que ça vient foutre là-dedans ? tu n’y es même pas dans ce putain de film de merde !

L’acteur eut un geste de recul, comme sous l’effet d’un coup dévastateur. Il élargit son sourire, l’arbora tel un bouclier.  

— Sérieusement ? Il bondit en agitant les mains et balaya la suite du regard. Sérieusement ?! Quelqu’un avait rallumé les lumières. Leur éclat pâle, criard et agressif révélait les raccords de fond de teint sur le visage de l’acteur. Il transpirait abondamment. Chacune des gouttes avait percé le triple fil de sa chemise Ermenegildo Zegna. Elle lui collait au torse comme une seconde peau. Sérieusement, vous tous ? Oh… ok vous êtes en train de me faire une blague… j’ai compris… On est le 1er avril c’est ça ? Ou bien c’est un de ces trucs à la con pour TikTok ?

— Mais Tom, tu….

— Bon, vous commencez à m’agacer, d’accord ? Je ne trouve plus ça drôle… Il y a une ligne, ok ? et vous êtes en train de la franchir, tous autant que vous êtes !

La porte de la chambre avait entre-temps été ouverte, plusieurs personnes s’étaient ruées à l’extérieur. Des voix retentirent : 

« Il y a un médecin quelque part ? »

« Appelez le 911, on a un souci, vite ! »

L’assistante avait déjà brandi son téléphone qui – la star le remarqua – était dénué de coque de protection. Dans la panique, celui-ci lui échappa des mains et l’écran se brisa au sol. 

Tom Cruise gémit en se passant la main sur son front luisant et écarlate. 

— Bon Dieu, Kathryn, regarde ce que tu as fait à ton téléph…

— Ce n’est rien, Tom… chill ! 

Mais la migraine ne faisait que s’affermir. Elle lui retira sa veste et tenta de le faire s’asseoir :

— Respire, ok ? 

— Indiana Jones, mon meilleur film… En 2023, pendant le déjeuner des Oscars, Spielberg m’a dit que je l’avais fait ; que j’avais sauvé Hollywood… moi ! Vous pouvez vérifier ! La vidéo est en ligne ! 

— Je… euh, dit le journaliste, il me semble que c’était pour la sortie en salle post-covid de Top Gun : Maverick, Tom.

L’acteur écarta les lèvres, révélant le gouffre de sa gorge d’une profondeur effrayante, et il hurla de rire, projetant aux alentours des gouttes de transpiration.

— Merde, bien sûr que non… c’était…

Un silence se fit. Tout le monde avait sorti son téléphone et l’observait comme un drôle de petit animal. 

— Quoi ? demanda l’assistante. Quoi, Tom ? C’était pour quoi ?

L’acteur remarqua qu’aucun n’était muni d’une coque. 

— Fortune et gloire, lâcha-t-il avant de s’effondrer au milieu de la pièce. 

Ses incisives se brisèrent à l’impact. Son téléphone pour sa part, rebondit gaiement, puis glissa sous le tapis, protégé par sa belle coque bien épaisse.  

*

USA Today / Disparition de Tom Cruise 

11h45 :

C’est un pan de l’histoire du cinéma qui s’effondre aujourd’hui. Le New York Times nous apprend en effet à l’instant le décès de Tom Cruise. 

Selon son journaliste cinéma, Rob Jones, l’acteur se serait effondré il y a environ 30 minutes dans une suite de l’hôtel Chateau Marmont où il se trouvait pour une journée promotionnelle en vue de la sortie du 3ème volet de la saga Jack Reacher.

Nous n’avons pour l’heure aucune information sur les causes exactes du décès mais selon Rob Jones, la star souffrait en arrivant sur place de « vifs mots de tête ». On lui aurait donné un doliprane, à la suite de quoi, en pleine interview, il se serait mis à tenir des propos incohérents, avant de s’effondrer sous l’œil de son staff et du journaliste. Malgré la présence d’un médecin sur place et l’arrivée rapide des secours, l’acteur n’a pu être ranimé et a été déclaré mort sur place aux environs de 10h32. 

Difficile bien sûr de ne pas évoquer avec ce nouveau décès étrange, celui de la chanteuse Rihanna, brusquement survenu hier. 

Restez connectés, nous vous tiendrons informés minute par minute de l’évolution de l’enquête.

12h :

On apprend à l’instant de la bouche de notre confrère Rob Jones, critique cinéma du New York Times, présent sur place au moment des faits, que Tom Cruise aurait été frappé d’une « crise de démence », quelques minutes avant de s’effondrer, arguant qu’Indiana Jones était le film dont il était le plus fier en tant qu’acteur. 

Restez connectés, nous vous tiendrons au courant en cas de réaction éventuelle de Harrison Ford.

*

— Non baby, écoute-moi, halète Pauline en se frayant un chemin à travers le terminal N°2 de l’aéroport d’Orly. Je ne dis pas que Talk That Talk était son album le plus commercial ! Je te fais juste remarquer qu’il comporte son plus gros hit, We Found Love. C’est tout ce que je dis, ok ?

 — Mais nous sommes bien d’accord, bébé… D’ailleurs, d’un point de vue strictement factuel, Good Girl Gone Bad est celui qui s’est le plus vendu !

La jeune femme soupire en tirant sa valise, ahane, marque une pause, s’éponge le front, se dit qu’elle a bien fait de ne pas se maquiller, stresse parce que son téléphone n’a presque plus de batterie.

— Le fait qu’il soit celui qui s’est le plus vendu n’en fait pas nécessairement son plus commercial ! (Elle se demande si 2% sera suffisant pour une story) Mais je vois ce que tu veux dire… je crois… Et puis… on ne peut pas comparer les chiffres d’un disque paru en 2008, avant l’explosion des plateformes de streaming… 

La dispute avait commencé dans le taxi. Pauline était tendue parce qu’ils étaient en retard. L’avion pour Santorin décollait à 14 heures. Il était midi. Et l’embarquement des passagers normaux débutait à 13. Ils avaient des billets de première classe et Pauline souhaitait profiter du coupe-fil. Sous-titre : passer devant tout le monde. Il lui fallait donc être en avance. Cela ferait une merveilleuse story pour ses Suiveurs. 

La Tesla avait démarré et Pauline glissé une blague passive/agressive au chauffeur : « J’espère que vous avez fait le plein… Nous ne sommes pas en avance. » 

— Chill, bébé l’embarquement ferme à 14h, avait fait observer Victor.

— … le plein de batterie, bien sûr ! (Mais le chauffeur, un dénommé Isham, n’avait pas davantage eu l’air de saisir la plaisanterie).  

… Et l’embarquement ne ferme pas à 14h, toi ! L’avion décolle à 14h !

Il avait haussé les épaules, ce qui n’avait fait que relever son agacement d’un cran supplémentaire. Pauline estimait que Victor se donnait toujours le bon rôle dans leur couple, à la vie comme sur les réseaux ; celui du type cool et insouciant, capable d’arriver à l’aéroport en ignorant jusqu’à la dernière minute leur numéro de terminal. Leurs suiveurs l’adoraient. Pauline en était consciente. Il ne lui avait fallu que quelques mois pour l’imposer, même après Kevin, son dernier boyfriend pourtant si populaire. 

Kevin avait plus de suiveurs qu’elle et, lorsqu’il l’avait quittée, Pauline avait craint de sombrer dans l’anonymat des réseaux. Puis, elle avait rencontré – ou plutôt son agente, Mégane Chookagian – lui avait présenté Victor à une soirée de lancement d’une marque partenaire. 

Victor avait moins de Suiveurs, était plus jeune, mais c’était selon Mégane, « une valeur montante ». Et Pauline s’était laissée tenter, songeant que ce serait une belle aventure ; de tout redémarrer ; tenter sa chance avec quelqu’un de frais dans ce business. Elle approchait dangereusement des vingt-cinq ans et se demandait parfois si la vie avait encore beaucoup à lui offrir. Si ses vacances en Crète, l’an dernier avec Kevin, n’avait pas constitué le pinnacle de son existence. Que de magnifiques story ils avaient faites là-bas, que de belles histoires ils avaient vécues. Les couples arrangés étaient légion dans le milieu de l’influence. Question d’algorithme. Et le sourire de Victor était craquant. Et il avait une belle queue. Et Pauline envisageait d’apprendre de lui ; voler un peu de son attitude si insoucieuse. C’était ce que faisaient les couples fonctionnels, n’est-ce pas ? Ils apprenaient l’un de l’autre.

Vers Porte d’Orléans, au rythme des klaxons, après quelques minutes à ferrailler dans le trafic pour gagner le droit de s’engager sur la A6, Nine, le dernier méga-hit de Rihanna s’était mis à vibrer dans l’autoradio. Pauline, prise d’une inspiration subite, avait brandi son téléphone et demandé au chauffeur de monter le son – ce qu’il avait fait avec un manque d’entrain ostentatoire. Des basses effrayantes avaient pilonné l’habitacle :

« I already have nine of them in my pocket / Bitch, who’d’y’a think ‘am tal’kin to ? »

Et Victor avait bondi sur son siège pour se joindre à elle – comme la jeune femme l’avait anticipé – braquant son téléphone sur eux en train de scander, épaule contre épaule et joue contre joue :

« Better wear a gun with ya’ helmet ! / Cuz’ fuck Im going through ! » 

À l’abris de leurs têtes, là où s’écoulait le petit film dont ils tenaient chacun les rôles principaux, l’auto oscillait de façon spectaculaire d’un bord à l’autre de l’autoroute, zigzaguant à tour de rôle entre chacune des quatre voies, filant parmi les autres véhicules ; de simples Suiveurs, des figurants, médusés, perclus dans une admiration envieuse et abrasive – cela au rythme d’une musique universelle mais qui ne leur appartenait qu’à eux. Et ils se dirent sans doute que Riri les observait là-haut, son petit sourire espiègle sculptant ses lèvres impeccables. Ici-bas, le chauffeur leur jetait des œillades dans le rétroviseur. 

Refrain et story terminés, Pauline avait dit de baisser le volume en écrivant la légende de sa story : « Direction Santorin ! », le tout dans une typographie assez quelconque (mais surtout : sans sérif).

Victor avait semblé déçu, prêt à en découdre avec le reste du morceau :

— Quelle merde qu’elle soit morte… 

— Ne remets pas ça, baby…

— …Mais tu sais, je pense qu’elle est partie en nous laissant ses meilleurs sons… 

Et cela avait été le prélude de leur chamaillage ; celui qui devait les accaparer pour le reste du parcours jusqu’à l’aéroport. 

Ils atteignent la porte C18 à 11h59, « une minute avant le début de l’embarquement des usages normaux », remarque Pauline avec satisfaction. La plupart des passagers sont déjà debout et forment une file compacte jusqu’au comptoir d’embarquement. Son téléphone n’a plus que 1% de batterie. La jeune femme ne sait que faire mais s’en saisit, songeant qu’elle n’a plus rien à perdre de toute façon. Trop d’options, d’embranchements narratifs pour le rôle principal qu’elle incarne. La jouer couple chic déboulant en Première, au dernier instant ? Ou bien, à l’autre bout du spectre : essoufflé façon backpackers dynamiques ; à la coule – mais argenté. Elle songe qu’ils sont dans le fond un peu des deux. Elle l’aimerait en tout cas. Elle demande à Victor qui ne semble pas saisir les enjeux de sa question. Elle décide pour une fois de caler son attitude sur la sienne. Détendu, elle l’observe tendre passeport et billet électronique à la stewart. Pauline constate sans surprise qu’en dépit de la lumière morne du terminal, le sourire de Victor passe superbement bien sur l’iPhone.

Les premiers sièges de l’avion sont déjà encombrées de vieilles personnes ; des quadragénaires tricotant dans leurs bagages cabine en espérant y dénicher leurs précieux AirPods. Côté hublot cabriolent leurs progénitures. À l’avant, les hôtesses de l’air piquent une suée.

Toutes ces familles sont arrivées à l’heure pour l’ouverture de la Première

« Ce qui n’a pas de sens quand on y réfléchit bien, glisse Pauline à Victor en tendant sa valise pour qu’il la hisse dans le porte-bagage. L’intérêt de voyager en Première, c’est de pas de ne pas avoir d’horaires précis à respecter. »

— Tu avais pourtant l’air un peu stressed dans le taxi, fait-il remarquer en s’asseyant.

—  Ça n’a rien à voir, je voulais être à l’heure pour la story.

— Garde tes stories pour Santorin. 

— Amateur, souffle-t-elle en lui coulant un baiser. 

Ils étudient le va et vient du reste des passagers puis les consignes de l’hôtesse leur indiquant les procédures d’urgence.

— Une issue de secours ? À 9000 mètres d’altitude ? pouffe Victor lorsqu’elle leur indique deux sas situés un peu plus loin. 

— Arrête avec ça, s’agace Pauline, c’est vraiment une réflexion de boomer ! On dirait mon père…  Tu penses que le commandant de bord va dire un truc par rapport au décès de Riri ?

— Ça m’étonnerait, bébé, ça fait déjà deux jours.

— C’est vrai… Par le hublot, le regard de Pauline s’échoue sur le tarmac. C’est triste. Elle se perd dans le vague, semble y trouver une certaine forme de réconfort. Dans ce vide. Un refuge. Un lieu à elle. 

Victor l’entend souffler : « Les gens oublient si vite ce qu’on a été… »

— Mets ta ceinture, bébé, on décolle.  

Leur hôtel se trouve dans la ville d’Oia, à la pointe nord de Santorin. L’un des plus chers de l’île. L’un des mieux placés aussi. Pas mal de célébrités. Plein d’influenceurs du coup.

— …Non, baby, ce n’est pas que je trouve Anti très surestimé mais pour moi c’est clair qu’il a fallu attendre Robyn pour la voir renouer avec la simplicité pop d’un Loud par exemple.

— Hein ? Mais Robyn est un album ultra-complexe, bébé ! 

Le groom leur ouvre les portes de la suite.

« Bienvenue Madame, Monsieur, récite-t-il dans un français plus qu’acceptable.

Victor ne prend pas la peine de poser ses bagages et file vers la terrasse. La petite piscine privée est bien là, presque aussi belle que sur le site de réservation. Un panorama des plus photogéniques y dévoile la côte ouest de l’île, la mer, et bien sûr le volcan, conformément à la brochure.

« Dinguerie ! »

Pauline est furieuse. Elle lui en veut de ne pas l’avoir attendue, d’avoir filé comme un jeune chiot. Elle, qui aurait tant aimé faire une story en train de découvrir la vue.

— Mais on va la faire cette story ! assure Victor.

— Ça sera moins spontané, baby…

— Allez, on la refait… Il fait signe au chasseur. Refermez la porte. Je ferai semblant ! je jouerai la comédie.

— Il ne s’agit pas de jouer la comédie, Vic ! Il s’agit d’être professionnels

« J’espère que vous vous plairez dans notre hôtel, débite le groom, toujours campé sur le seuil.

— …rassure-moi, lâche Pauline, ce truc que tu disais tout à l’heure sur sa robe portée au Superbowl, c’était une plaisanterie ?

— Non, je trouve que ça a ouvert la voie de la mode aux femmes enceintes. Elle a prouvé qu’il existait un chemin de ce côté-là aussi.

— Si tu le dis… réplique Pauline en tendant un billet au bagagiste pour le congédier. 

— Hey, devine qui j’ai vu dans le lobby en arrivant ?

— …Simon Porte Jacquemus.

— Hm… euh… oui, mais encore ? 

— J’ai aussi aperçu Agathe Rousselle, Amir, Marie-Ange Casta, Clou, euh, et aussi… 

— … Arrête de déconner, bébé, je te parle de quelqu’un de vraiment célèbre… je te donne un petit indice : mannequin, actrice, féministe… alors ?

Pauline lève les yeux au ciel :

— …Emily Ratajkowski, je sais… bon, n’en fais pas une montagne, baby.

— Tu l’avais vue aussi ?!

— Oui, dit Pauline (qui avait alors fait semblant de ne pas la remarquer). Tu devrais en faire autant ; être discret, Emily a beaucoup de Suiveurs.

— Imagine qu’elle nous reconnaisse et veuille faire une story avec nous. 

— C’est bien ce que je te dis…

Elle consacre l’heure suivante à ranger, ordonner, répartir ses robes, chapeaux, chaussures, et colifichets, à disposer ses produits dans la salle de bain, (avec un soin méticuleux), gérer la disposition de la pièce, déplacer les meubles à sa convenance, faire changer les rideaux (ce qui aurait dû être fait avant leur arrivée). Une heure plus tard, les choses commencent à prendre forme. Les rideaux en lin couleur lavande flottent dans la pièce, sagement ébouriffés par la brise marine. Victor s’est déjà glissé dans la piscine, ce qui agace Pauline, il est nu comme un ver, sa queue épaisse ondoie lourdement sous la surface. Il n’a même pas pris le temps de défaire sa valise. Elle aurait voulu qu’il l’attende ; que tout soit terminé ; arrangé au mieux. En le rejoignant enfin, elle tombe nez à nez avec deux mojitos posés sur la faïence. Elle se glisse dans l’eau tiède et demande en trinquant :

— Quand as-tu trouvé le temps de faire tout ça, baby ? 

Victor suçote sa paille, déguste la boisson, avale, fronce les sourcils.

— Ça ? Je les ai commandés au bar de l’hôtel.

Elle sourit. Pauline est un peu déçue mais le cocktail est excellent. Le citron n’est pas trop fort ; le rhum pas trop présent, et les feuilles menthes pas trop pilées au fond du verre.

— Ce truc est incroyable, siffle la jeune femme en admirant la vue ; le bleu de la mer et ce croissant édenté décrit par les étroites bandes de terre.

— Ouais, j’ai lu qu’autrefois tout ça faisait partie de la même île, dit Victor en désignant le reste de l’archipel. Il y avait au centre un immense volcan qui est entré en éruption. Ça a tué tout le monde autour, puis ça a fait un tsunami qui est allé détruire la Crête… Tu sais que la Crète n’est pas loin, bébé ?

— Oui… oui… La jeune femme marque une pause, glisse un œil à Victor qui joue avec ses glaçons. J’y suis allée il y a deux ans… avec mon ex.

— … les dégâts ont été si oufs qu’il paraît que ça a pratiquement mis fin à la civilisation qui vivait à l’époque dans cette partie de la méditerranée. C’était y’a genre des millénaires, bébé ! 

— Si vieux que ça… souffle Pauline en ôtant son soutien-gorge pour exposer sa poitrine au soleil. 

— Oui, c’était avant Jésus et tout… Mais il paraît que le volcan est encore en activité…

— Encore en activité ?!

— J’en… suis pas sûr ; j’ai pas fini l’article Wikipédia… c’était quand on atterrissait… 

Elle tend la jambe, joue sous l’eau avec les couilles de Victor. Très vite il devient dur comme du bois.

— Merci de m’avoir débloqué une nouvelle peur, baby…

— De rien, bébé, dit-il en l’éclaboussant.

Ils consacrent les quinze minutes suivantes à faire l’amour.

Pauline et Victor descendent prendre leur dîner vers 21h30. De petites tables ont été dressées sur la terrasse. Elle est recouverte d’une pergola et d’immenses rideaux blancs ont été rabattus pour les abriter de la brise du soir. À cette heure, les derniers rayons de soleil glissent à l’ouest ; les collines s’empourprent et la mer se pare d’un bleu profond. Pauline est allée se laver les mains. Quand elle revient, Victor a déjà sympathisé avec le couple de la table voisine. Des influenceurs également. Elle s’intègre à tâtons, comme une bête ombrageuse, peu sûre encore de qui elle a affaire. 

Aline est une entrepreneuse et nomade digitale vivant à la Motte-Piquet. Paul travaille dans le marketing digital, quelque part près de Rambuteau – Pauline n’a pas bien entendu où car Victor a ri à ce moment-là d’une blague d’Aline. Ils rapprochent leurs tables et, à un moment au cours du repas, Pauline profite d’un prétendu appel pour consulter leurs profils et constater qu’ils ont moins de suiveurs qu’eux. Rassérénée, elle revient à table où le petit groupe est en train de rire d’une plaisanterie de Victor sur la « méchante tête » du poisson servi à Paul. 

— Vous allez visiter la montagne aussi ? demande Aline pour la réintégrer à la conversation. 

— C’est un volcan, réplique Pauline.

— Un cratère, la corrige Victor. 

— En fait une caldeira, explique Paul. 

Il y a un court silence.

— Caldeira… Caldeira… Nous avons bu un cocktail qui s’appelait comme ça au printemps… où est-ce que c’était ? Pauline se tourne vers Victor. 

— À Madeire.

Aline acquiesce d’un air intéressé, ajoute qu’eux-mêmes étaient à Ibiza mais qu’il est prévu qu’ils fassent Madeire l’an prochain. Sa sœur vit à Lisbonne et selon elle, le cadre de vie est « fabuleux ». Pauline dit que ça a l’air génial et ajoute qu’elle a une copine qui travaille à Bali. 

« Mais il faut dire qu’elle adore la plongée. »

Aline sourit en se frottant le nez et Paul en profite pour demander à Victor ce qu’il a pensé de Robyn, le dernier album de Rihanna.

— C’était dark.

— Moi je pense que, euh… contrairement à Anti, elle est parvenue à mener à leur terme toutes ses idées de production. C’est un des assemblages de morceaux les plus cohérents malgré le fait que ça soit un double album… et je ne suis pas certain que Pink Floyd était parvenu à faire de même avec, euh… Dark Side of the Moon qui comportait pas mal d’éclats de génie mais aussi des pistes bouche-trou. Franchement je ne vois que le White Album des Beatles pour lui arriver à la cheville. 

— Vous avez aperçu Emily ? demande Aline à Pauline d’un air détaché.

— Emily… Emily… Elle fait mine de réfléchir, puis s’exclame : Oh ! Emrata… oui il paraît qu’elle est ici ! C’est Victor qui l’a rencontrée dans le hall.

— Je l’ai aperçue, dit-il en commandant une autre bouteille de rosé. Quelqu’un reprend du rosé ?

— Merci, répondent en chœur Paul et Aline.

— Il paraît qu’elle est gentille !

— Oh, c’est un amour, assure Pauline.

Il y a un court silence.

— Tu… tu la connais ?

« Messieurs, Dames, j’espère que vous passez une agréable soirée, glisse le serveur en changeant le bac à glace avec la bouteille neuve.

— Et vous, quelle votre chanson préférée de l’album ?

— On va pas être très originaux, mais c’est Nine ! lâche le couple en échangeant un regard complice. 

Victor et Pauline échangent à leur tour un regard complice, visiblement réjouie de cette réponse.

— On a passé le trajet jusqu’à l’aéroport à la chanter dans le taxi ! s’exclame Pauline. Mais sinon, on adore Sunken ! …J’adore le refrain ! Elle se tourne vers Victor, guettant sa réponse mais celui-ci s’est brusquement agrippé à son téléphone d’un air hagard.

Ils réalisent soudain que la terrasse est plongée dans le silence. Les autres clients ont les yeux rivés sur leurs réseaux.

— Qu’est-ce qui se passe ? demande Pauline.

Victor avale la fin de son verre, une piscine de glaçons fondus.

— Beyoncé vient de mourir.

— Hein ?!

— Et attends c’est pas fini… apparemment il y a aussi Ariana Grande, The Rock, Elon Musk, Christiano Ronaldo, Taylor Swift, Jeff Bezos, Messi et la liste continue.

— Ils étaient, euh… genre dans le même avion ? demande Paul.

Victor secoue la tête.

— Non, euh… non. Ils étaient tous, euh… sur une île différente… enfin à un endroit différent, quoi… 

Une brise légère s’immisce entre les tables. Elle est glaciale ; parfumée d’iode et de mort. Les immenses rideaux flottent, enflent, s’animent et se gonflent comme les voiles d’un navire sur le départ. 

— C’est marqué si cela va entraîner un retard sur les livraisons Amazon ? La question de Pauline claque dans le silence. L’angoisse est perceptible dans sa voix. Tous lèvent les yeux vers elle. 

— Je veux dire… (elle déglutit) enfin, rapport à Jeff Bezos.

—- FIN DE L’ÉPISODE 2 —-

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