CRISP-19 / Épisode final

1er épisode ici

English translation available here

(Cette œuvre est protégée par la SACD)

NOTICE pour le lecteur :

Vous vous apprêtez à lire le dernier épisode de mon nouveau roman-feuilleton, CRISP-19.

Deux possibilités s’offrent à vous : lire l’histoire directement sur cette page, ou la télécharger ci-dessous au format PDF (ce que je recommande, afin de bénéficier d’une mise page optimale) :

Bonne lecture dans tous les cas, et souvenez-vous d’une chose :

vous n’êtes pas prêt.

Andy Warhol a dit dans les années 60 qu’à l’avenir, tout le monde serait célèbre pendant 15 minutes.

Il avait raison sur un point.

…Pour ce qui est des quinze minutes, il s’est avéré qu’il avait grandement surestimé notre capacité d’attention. 

Épisode final : Tu n’es pas seul

À l’antenne, présentateurs et journalistes avaient cédé leur place à des bandeaux d’information lisses et impersonnels. Du matin au soir ils dérivaient, de gauche à droite de l’écran, en toute sérénité, tels des péniches imperturbables, glissant sur le flux d’actualité. Une voix off les accompagnait ; parfois d’homme, souvent de femme – cela dépendait de la chaîne – mais toujours remixée pour ne pas attirer l’attention, la célébrité, et donc l’œil du Crisp sur son propriétaire. Et anonymes elles flottaient ainsi, sur la canopée d’ondes satellites.

Christophe Beaugrand, Gilles Bouleaud, Julien Bugier, Anne-Sophie Lapix, Thomas Sotto, Samuel Étienne et les autres ? tous morts depuis des jours. Nul ne souhaitait prendre le risque de les remplacer, si ce n’est une frange d’individus, kamikazes de la célébrité ; des dépressifs hautement suicidaires prêts à mourir pour leur heure de gloire. CNEWS avait bien tenté de faire passer des inconnus à l’antenne ; des gens du peuple, ramassés au coin de la rue. « Vox Populi », du nom de l’émission. Tous mourraient dans la journée. La chaîne avait vite été contrainte de mettre un terme à sa petite « expérimentation sociale ». Des histoires d’indemnisation aux familles. Et le CSA râlait de toute façon. 

Des IA avaient pris le relais. De l’avis général, elles faisaient de l’assez bon boulot. Il y avait par exemple T-Dog sur BFM qui devint presque aussi célèbre qu’Apolline de Malherbe. Rien de grave néanmoins. Sans grande surprise, les IA s’étaient avérées insensibles au CRISP 19.

Les camps de stars avaient fermé – ou plutôt rouvert leurs portes -, fautes de célébrités à y mettre. Il y avait eu quelques pensionnaires encore en vie à ce moment-là ; pour la plupart, des résidus de fonds de castings de séries France TV. Des gens comme Sophie Staub, Alban Aumard, Folco Marchi. La question de leur réinsertion ne s’était pas posée trop longtemps. Dans les heures qui avaient suivi la « libération des camps », ils avaient succombé à leur tour, la faute au pic d’exposition médiatique soudain. Des gens comme Malyn Roman, Shirley Bouquet, Julien Masdona.

Il y avait eu ensuite une période d’accalmie. Le monde s’était pris à croire que si toutes les célébrités étaient belles et bien mortes, et puisque plus personne ne se mettait en avant pour le devenir, alors la pandémie avait dû s’endiguer. Et en effet il n’y avait plus de flash d’information spécial. 

C’était sans compter sur une équipe de reporters chevronnés qui ne tarda à s’apercevoir d’une chose singulière : si l’on ne parlait certes plus du Crisp aux infos, le taux de mortalité mondiale, lui, était en train d’exploser. En Chine par exemple, les cimetières se remplissaient à un rythme jamais vu, au point que les pompes funèbres étaient incapables de répondre à la demande. 

Concomitamment, sur les réseaux, les publications annonçant le décès d’influenceurs se multiplièrent de façon exponentielle. Toutes ces communautés explosaient les unes après les autres comme des bulles de savon, s’ignorant d’abord, jusqu’à ne plus pouvoir que dresser un parallèle ; celui que leurs influenceurs favoris s’éteignaient tour à tour ; tombant toujours plus vite au fil des jours. On était en plein été et certains analystes observèrent que le taux de mortalité à Ibiza, Madère, Marbella, Santorin etc. montait en flèche. Des lieux dont le point commun était d’être saturé d’influenceurs et autres stars endémiques évoluant dans ces microcosmes ; les seuls où elles étaient connues et reconnues.

 Face à la montée en puissance de ces « clusters », les nouveaux gouvernements de transition, des technocrates anonymes suppléés d’IA, décidèrent d’en bloquer toutes les entrées/sorties terrestres, maritimes ou aériennes. Durant les jours qui suivirent, les médias focalisèrent leur attention sur ces épicentres et l’on apprit le décès de personnes dont on n’avait jamais entendu parler. Des YouTubers aux quelques centaines de milliers d’abonnés, des joueurs de foot de seconde division, d’anciens candidats de télé-réalité sortis aux premiers tours. 

Ce fut le début d’un mouvement de panique, sorte de fièvre obsidionale que l’on appela le « grand exode ». Le monde déserta les réseaux pour de bon. Facebook, Instagram, Twitter, Reddit et TikTok perdirent 95% de leur population en seulement 48 heures. Les demandes de suppression de compte saturèrent les serveurs qui finirent, incapables de subvenir à la demande, par tomber en panne. Des entreprises spécialisées dans l’effacement de data en ligne furent inondées de demandes. Elles engrangèrent des millions de dollars de chiffre d’affaires en quelques heures. Cela attira sur elle une attention colossale et inédite. 

Leurs PDG moururent bien sûr dans la foulée.  

*

— Quand on y réfléchit bien, dit Victor en appliquant le verre contre sa joue. Il n’y a jamais de glaçon à moitié fondu. La fraicheur du verre lui fait du bien. Il n’y a que des glaçons de plus ou moins grande taille. 

Allongée à ses côtés dans le lit californien king size, Pauline se retourne, son corps nu toujours engourdi par le plaisir. 

— Qu’est-ce que tu racontes ? souffle-t-elle en fronçant les sourcils. Les glaçons fondent, ils peuvent avoir été grands et être devenus tout riquiquis.

— Oui mais si tu ne les as jamais vus avant qu’ils soient glissés dans le verre, comment savoir ? Pour toi ça ne sera jamais que des glaçons de petite taille. 

— Victor… ? souffle Pauline en se plaquant une main sur le front. 

La nuit est lourde et moite mais l’air marin qui remonte entre les rideaux lui fait du bien.

— Oui, bébé ?

— Est-ce que tu peux te taire, s’il te plaît ?

Victor se tait mais serre sa main dans la sienne, puis son corps tout entier contre le sien. Bientôt, ils ne font qu’un. Après quelques secondes, il est de nouveau en elle.

Pauline avait reçu une notification en fin d’après-midi. Une bonne amie à elle, influenceuse également, venait de décéder. Elle n’avait qu’une poignée de suiveurs de plus. Victor avait laissé entendre qu’elle n’était peut-être pas morte du CRISP, ce qui avait irrité Pauline qui s’était mise à pleurer. Pourquoi présumait-il que personne dans son entourage – en fait personne s’assez proche d’elle – c’est à dire d’à peu près son niveau de célébrité, ou plutôt, pour faire simple : pourquoi présumait-il qu’elle, Pauline, ne pourrait jamais mourir du CRISP ? 

Puis, la colère était passée et la jeune femme, avait lentement dérivé dans une torpeur méditative. Elle avait ensuite manifesté le désir être seule. Pauline voulait quelque chose mais elle ne savait pas quoi. 

Encore plus tôt, elle et Victor avaient consacré la matinée à supprimer leurs comptes sur les réseaux.

— On devrait peut-être faire une annonce ? avait suggéré Victor. Pour expliquer à nos suiveurs.

Pauline s’était figée.

— Tu plaisan…

Le visage du jeune homme s’était fendu d’un sourire avant qu’elle n’ait achevé sa phrase, et elle avait été surprise qu’il parvienne à la faire rire. Comme si d’un coup, un aspect de sa personnalité qu’elle ne connaissait pas lui avait été révélé juste un instant. Et elle avait songé qu’il était peut-être au final moins con qu’elle l’avait toujours cru, et elle avait été aussitôt déconcertée d’avoir pensé à lui au passé, s’était dit qu’il avait de bonnes chances de lui survivre, selon toute logique, puis, avait chassé ses sinistres pensés. Mais c’était pourtant bien la réalité de leur situation : ils allaient mourir, comme tous les autres. 

L’après-midi, après qu’ils se soient séparés, Victor s’était demandé s’il reverrait Pauline. Il l’aimait beaucoup. Il n’en avait jamais eu conscience jusqu’à présent. Les choses lui avaient toujours semblé acquises, naturelles. À mesure qu’il déambulait dans les ruelles vides et étroites de Fira, son amour paraissait enfler avec son souffle en gravissant ces escaliers interminables, un labyrinthe d’adobe en forme de poumon qui grandissant sous sa cage thoracique à lui en faire mal. Et chaque venelle semblait le ramener de force au cœur de la ville et l’origine de son mal ; cette pensée enchaînée à lui et qu’il traînait. Victor voulait quelque chose mais il ne savait pas quoi. Perdu dans ses pensées, en contemplant le vert océanique et la caldeira, un vrombissement attira son attention. Un petit avion s’approchait de l’île. Une fois au-dessus, il largua une lourde caisse fixée à un parachute. Victor soupira. Il s’agissait de vivres qu’on leur expédiait. Santorin était sous embargo total depuis deux jours.

Il ne savait pas très bien qui était à l’origine de ses livraisons, peut-être les gouvernements, une ONG ? À moins que ça ne soit des suiveurs à la suite d’une cagnotte Leetchi.

La rumeur disait qu’il n’y avait pas assez de nourriture pour tout le monde, ce qui n’avait au fond plus guère d’importance : le climat sur l’île était devenu morose et la plupart des influenceurs neurasthéniques. Très peu accouraient lors des largages de ravitaillement. Nul ne savait combien de temps durerait la situation, mais tout le monde songeait qu’il serait mort avant. 

Au centre de Fira, sur une petite place, braillait un homme du lever du jour au coucher du soleil, et parfois aussi durant la nuit. Il clamait que tout le monde allait être emporté par le CRISP. C’était un drôle de luron que nul ne semblait connaître. Les premiers temps, quand l’humeur était encore au beau fixe, certains l’avaient appelé le « gourou », ou le « prophète », puis à mesure que les esprits avaient été rongés par la déliquescence générale, plus personne ne l’avait appelé du tout. Il se dressait là, sur un cageot d’oranges, scandant que supprimer ses comptes ne rimait à rien, que les publications seraient toujours présentes dans les tréfonds du web, là où « l’amour n’existe plus », et qu’aussi loin qu’ils fuiraient, le CRISP « finirait par les trouver ». 

On avait retrouvé son corps ce jour-même vers 21 heures, au bas de la falaise. Les rayons de soleil mourant s’étiraient avec langueur sur les restes de sa dépouille, sa cervelle répandue et les petits morceaux de son crâne. Ses dents aussi étaient brisés mais l’on présumait que c’était arrivé avant la chute. Un type fan de séries policière l’avait en tout cas affirmé à qui voulait l’entendre.

Cela n’avait pas suscité beaucoup d’émotion sur l’île. (Sa mort). Beaucoup d’estivants, en revanche, avaient quitté leur chambre d’hôtel pour assister au spectacle.

C’était cela en définitive ; la chaleur humide, la vue du sang, cette tâche rouge dans ce paysage immaculé, c’était ce qui avait engendré la folie qui devait suivre. 

La fièvre collective s’était abattue sur l’île avec les premiers rayons de la nuit, les ombres se fondirent dans l’obscurité des lampes de secours, les seules maintenues allumées durant le couvre-feu ; celui qui à partir de 22 heures avait été décrété par les autorités, sans que personne n’en tienne compte. 

Un instant, tout était gris ; l’autre, des flammes concupiscentes dansaient dans les regards, et chaque âme errant encore sur l’île s’embrasa sous l’effet d’une prise de conscience subite ; celle qu’elles allaient toutes s’éteindre, dans un ordre qui les dépasserait parfois. Mais cela arriverait. Quelle que soit leur degré célébrité, leurs origines, leur confession. Les bonnes comme les mauvaises. Quoi qu’il advienne. Et plus important que tout : quoi qu’elles fassent.

L’orgie à proprement parler débuta aux environs de 22 heures. Des nuées de silhouettes déferlaient, grognant et se bousculant d’un boyau à l’autre du labyrinthe d’adobe. Victor joua des coudes à la recherche de Pauline. Son téléphone ne sonnait plus. Il était inquiet. Des vapeurs d’alcool, de sang et de sperme embaumaient les rues. En les parcourant à sa recherche, le regard fou, il se perdit et échoua sur une petite place qu’il ne reconnaissait plus. Il y avait là tout un attroupement. Victor approcha. C’étaient des hommes, entassés autour d’une petite table de pique-nique. Une forme gracile et étroite gisait dessus, presque inanimée. Victor se fraya un chemin au milieu des troncs humains. La plupart s’étaient déjà débarrassés de leurs pantalons. On lui dit d’attendre son tour. Il en bouscula certains, fou d’angoisse à l’idée que… Il n’était plus qu’à quelques mètres ; ses cuisses, ses mains effleuraient des membres pâles, à demi mous ou gorgés d’excitation de cette forêt humaine et ses rameaux. Son pouls s’accéléra. Son cœur lui faisait mal comme un moteur prêt à serrer. Lorsqu’il atteignit l’épicentre de cette débauche, il éprouva un vertige de soulagement ; la petite chose tantôt recroquevillée, tantôt ouverte comme une étoile de mer n’était pas Pauline. La chair allait venait de chacun de ses orifices en une mécanique stupéfiante d’harmonie. Elle gardait les yeux fermés, haletait de plaisir, gémissait de rage, nul n’aurait pu le dire avec certitude. Saveur d’iode et de transpiration. Pupilles vitrifiées par les drogues dans la nuit moite et épaisse. Lourdes exhalations. Vapeurs de mezcal.

À un moment, la créature tourna la tête vers lui et Victor reconnut cette influenceuse avec qui il avait couché un après-midi, tandis que Pauline bronzait sur un transatlantique, à la piscine de l’hôtel. Il fut vexé, sans trop parvenir à en comprendre la raison. Une place se libéra et des mains le poussèrent en avant. Il se dégagea, secoua la tête, revint en arrière. Il y eut quelques rires moqueurs, étouffés. Il entendit le mot « pédale », s’extirpa de la masse grouillante d’individus, ce champ de bites de tailles et épaisseurs diverses brandies vers la silhouette comme des épis de maïs roides mais irréguliers.

Il dériva sans but durant les heures qui suivirent, le long des murs d’adobe souillée par l’alcool et les vomissures. La fièvre s’était répandue aux restes des communes et l’on arrivait à présent de toute l’île. Des quads bruyants où s’entassaient influenceurs et influenceuses. À la pointe de Fira, on s’amusait à foncer vers le ravin et sauter de selle au dernier moment. Des dizaines d’engins finirent ainsi dans l’océan. Et partout où il se rendait il ne trouvait aucune trace de Pauline. Il n’y avait que des rires et des rots, des cris bestiaux et des odeurs de sexe, de mort et d’alcool. Il tomba sur un charnier où s’entassaient épaves de motocyclettes, juxtaposées de corps méconnaissables. Odeurs d’essence, de pneus et silicone fondue. Partout, Victor croyait revoir les mêmes personnes ; des gifs humains déroulant en boucle leur triste mal-être, leur parfaite uniformité de chaîne d’assemblage. Partout il voyait les mêmes paires de seins, biceps, deltoïdes, lèvres, lentilles, tatouages et culs rebondis. C’était comme si ces milliers de silhouettes avaient été toutes coulées à partir d’un nombre très réduit de moules. 

Mais alors que l’orgie tendait vers son climax, il n’y eut soudain plus aucune goutte d’alcool. Et c’est ici que la fièvre se mua en autre chose ; un être aux membres écarlates, et lorsqu’une rumeur se mit à couler qu’il restait des bouteilles dans la réserve d’une boîte de nuit de la côte est, un raid fut aussitôt mis sur pied, la foule bougea comme un seul homme, déferlant sur place en un essaim de quads. Le propriétaire du club eut le visage piétiné ; on le jeta dans l’océan, mort, et la horde triomphante revint en ville avec son précieux butin, faisant rugir autant que possible les moteurs de leurs engins diaboliques, quoique bridés à cinquante km/h. 

Ce fut à peu près là que le téléphone de Victor se mit à vibrer. C’était Pauline. Elle voulait le revoir. Elle sanglotait. Elle disait qu’elle avait « froid ».

— C’est la nuit qui te donne cette impression, bébé, il fait presque 25 degrés.

— Je sais, c’est idiot mais… enfin… euh… (sa voix tremblait) est-ce qu’on peut se retrouver ? à la suite ?

Le jeune homme dit qu’il y serait.

Seule dans la salle de bain, nue face au miroir, Paule examina longuement son reflet. Son amie, Babydoll_57, qui n’avait guère plus de suiveurs qu’elle s’était éteinte un peu plus tôt et, elle songea que c’était sans doute la dernière fois qu’elle se contemplait ainsi. À travers la porte, elle entendit le frottement du lin, Victor se préparait, étendu sur le lit, frottant sa queue d’une main énergique. Alors, elle décida de savourer l’instant. La dernière fois. Et ce serait avec lui. Dans tous les cas elle ne serait jamais aussi jeune et jolie et, par cette nuit chaude et parfumée, dans cette magnifique chambre de Santorin d’où remontait certes par les fenêtres un léger parfum d’essence et de brûler, « un faux air de papier d’Arménie » songea-t-elle, les choses ne seraient jamais plus aussi parfaites. Pauline avait 25 ans et, dans son système de valeur, se dressait au pinacle de sa jeunesse et beauté. Elle avait atteint les cimes de son existence et ne pourrait désormais que redescendre. Était-elle fière de son existence ? Pauline ne parvenait à trancher. Les « pour » et les « contre » roulaient d’un bout à l’autre de son crâne. Elle médita une minute ou deux et conclu qu’elle aurait aimé réussir « juste un tout petit peu mieux ». Célèbre, elle ne l’avait pas été. Ou du moins, pas suffisamment à son goût. La preuve en était : elle était encore en vie. Elle aurait aimé une explication : pouvoir remonter les ramifications de son parcours pour comprendre à quel moment de sa vie était survenu le mauvais choix, à quel endroit précis du parcours s’était-elle trompée de chemin et n’avait su trouver sa voix parmi des millions d’autres. Quelle avait été la racine du mal originel ? Un simple manque de chance ? Ses yeux effleurèrent le tatouage qu’elle portait sur la clavicule gauche. Une inscription. Deux mots simples. « fleur rebelle ». Le même que Rihanna. À ceci près qu’elle avait remis les mots à l’endroit puisque la star avait fait maladroitement écrire « rebelle fleur », sans doute par traduction littérale de l’anglais dont elle avait dû croire la grammaire transposable telle quelle en français.

« rebelle fleur », disait celui de la star. Cela fit rire Pauline ; comme la première fois que le tatouage avait été révélé dans ce magazine qu’elle lisait assidument d’un œil toutes les semaines. L’article avait été écrit à l’époque par ce type dont tout le monde avait récemment parlé sur les réseaux : Milo quelque chose. Elle s’en rappelait encore à cause de son ton gouailleur, se moquant du fait qu’à son niveau de célébrité, une star puisse faire ce genre d’erreur grotesque. 

À travers la porte, elle entendit la voix de Victor : « Bébé ? Pourquoi tu ris toute seule ? Tu viens ? »

— J’arrive, baby, dit Pauline en s’efforçant d’enrouler les mots de façon langoureuse.

Elle vaporisait un trait de Nina Ricci au creux de ses seins, lorsqu’une image flasha derrière ses yeux, et elle eut alors une illumination, et elle sut d’un coup.

« rebelle fleur »

La raison pour laquelle Rihanna était ce qu’elle était et pas Pauline. 

Une véritable rebelle. 

Elle l’avait écrit à l’envers car elle était une star et le pouvait. À la place, Pauline s’était contentée d’une copie pâle et aseptisée, en plus d’être inexacte. Tout cela par respect de cette foutuegrammaire. Et elle entrevit alors pour la première fois la brèche qui s’étirait entre elle et Riri, un abysse qu’elle ne comblerait jamais et n’aurait jamais pu combler.

Pauline n’était rien d’autre qu’un ersatz. 

Alors, son sourire s’étira, elle venait de comprendre ce qui lui restait à faire. Après toutes ces années. Elle tendit la main vers un stylo bille qui traînait dans un coin de la coiffeuse et le décapuchonna. L’odeur d’encre industrielle se subtilisa un instant aux effluences de son parfum. Elle voulait redevenir unique, coupée la racine du mal originel, déflorer les pétales de cette plante envahissante et vénéneuse. Alors, elle ratura le tatouage à même la peau. La pointe du stylo bille n’était pas pratique et lui faisait mal. Elle frotta, d’abord, mais l’encre s’écoulait peu. Alors, elle ne s’en servit plus comme d’un stylo. Elle racla la chair, se mit à saigner, mais cela n’avait plus d’importance.

Lorsqu’elle sortit de la salle de bain, le tatouage avait complètement disparu dans une bouillie d’encre et de sang. 

Victor eut un geste de recul, puis ne dit rien. Et Pauline en fut d’abord soulagée, puis songea en s’allongeant à ses côtés qu’elle aurait aimé l’entendre dire quelque chose. Elle ferma les yeux et sentit sa forme s’approcher d’elle en glissant sur le lin. Alors elle écarta les bras, les cuisses et les jambes, et son corps s’entrouvrit comme une fleur ayant soudain poussé sur le matelas. 

Elle l’était devenue finalement. Rebelle. Unique. 

Et elle n’avait plus peur.

Dès l’aurore, Victor erra seul en ville, comme prisonnier du soleil, de la mer et des façades d’adobe. Il n’y avait plus guère de vie à part les mouettes et quelques locaux. Des cuisiniers de restaurants. Des loueurs de quads et motocyclettes en grande partie. Les corps nus de jeunes gens s’entassaient dans les venelles, des pairs de seins impeccablement refaites pointaient le ciel, insolentes, rougis par la morsure des rayons UV. La plupart des filles étaient mortes depuis plusieurs heures, mais certaines juste, comateuses remuèrent au passage du jeune homme. Victor sentit un grand vide lui plomber les entrailles. Il ne savait où aller, à qui parler. En quittant la suite où reposait la dépouille de Pauline, il avait laissé son téléphone sur la table de nuit. À présent il étouffait au cœur de ce chaos chauffé à blanc. Il aurait aimé un lieu tranquille où se retrouver plus seuls que la solitude de cette ville. Une île. Et il eut un flash. Oui. Pourquoi n’y avait-il pas songé plus tôt ? C’était l’évidence même. 

Il descendit à pied jusqu’au petit port de pêche. La mer se tenait là. Ondulant avec calme, elle ne paraissait attendre que lui. Il s’approcha d’un type qui s’affairait sur des flotteurs. Victor lui demanda dans un grec approximatif s’il était possible de « sortir en mer ». Il y avait un endroit dont on lui avait beaucoup parlé et qu’il aurait aimé rejoindre. Le type releva sur lui une paire d’yeux las surlignés de paupières lourdes, secoua la tête et poursuivit sa tâche. Victor parla à d’autres personnes mais on lui apprit que les bateaux ne sortaient plus. Cela n’entama point sa détermination. Le jeune homme savait ce qu’il avait à faire, où il devait se rendre, et rien ne pourrait l’en empêcher. Il se rapprocha du bord. La mer, d’un calme solennel, le contemplait dans une expectative muette. Le quai n’était pas très haut. Il plongea. L’eau était fraiche et agréable. Il s’éloigna du rivage par lentes brassées et suivit la cote en direction du sud. Les vagues glissaient sur sa peau brunie par le soleil. 

Alors qu’il longeait les falaises incrustées d’habitations troglodytes, l’écho de la mystérieuse chanson remonta en lui. Il se mit à fredonner. Les paroles affluaient en lui avec la force d’un ressac. Il n’en était plus très loin ; de trouver son nom ; de ce lieu tant convoité.  

Soudain, il eut froid. La mer s’obscurcit. Une vaste créature parut glisser dans les profondeurs impénétrables. Non. Un large pan de falaise le coupait du soleil. Et ce carré d’ombre lui parut s’étendre à l’infini. Il poursuivit néanmoins l’effort et, à mesure que la chanson s’affermissait, Victor réalisa qu’il ne craignait plus qu’une chose : mourir seul et effrayé. Il repensa à Pauline, se dit qu’il ne souhaitait plus que la serrer à nouveau dans ses bras. Quelque part. Dans ce monde ou dans un autre. 

« We all, we all, we all, we all. »

La voix de la chanteuse imprégnait maintenant toute sa pensée.

« We all, we all, we all, we all. »

Elle pénétrait en lui comme l’eau dans une coque fissurée. Il but la tasse une première fois. Le goût du sel lui fit l’effet d’une méchante liqueur. Il s’étonna que la mer soit aussi noire. Le carré d’obscurité aussi vaste qu’un lointain continent. 

« We all, we all, we all, we all. »

Il jeta ses dernières forces et pagaya de ses bras fermes et musclés. Plus loin, la falaise décrivait un angle étrange. Il crut voir quelque lumière de l’autre côté. Mais la mer n’était plus sa complice et ses confins si reculés. 

Il nagea encore, autant qu’il put, quelques secondes ou plusieurs heures, refermant les yeux à cause de la morsure du sel, jurant de fatigue.

Et ce ne fut qu’au moment où sa tête sombra sous la surface des flots qu’il comprit enfin.

« We all, we all, we all, we all, we all want the same thing. »

Rihanna lui soufflait son message, loin, depuis un autre lieu où tout était beau et inondé de soleil. Et il sut qu’il n’était plus très loin. Alors il nagea encore, brûla ses dernières forces pour remonter à la surface, et c’est là qu’il la vit ; par le prisme des eaux sombres. Cette petite plage enclavée. Elle était juste là. Et il comprit qu’au bout du compte, nous sommes tous des îles qui ne s’exondent qu’un bref instant à la surface de l’existence. Mais Victor n’avait plus peur, car à mesure qu’il s’enfonçait sous l’eau, l’évidence l’asphyxiait, et lorsqu’il heurta le fond, sa dernière pensée remonta à la surface sous la forme d’une petite bulle d’air :

« We all want love. »  

Épilogue

À mesure que les victimes du CRISP-19 se firent de moins en moins célèbres, le temps parut s’éterniser, les heures aller à leur rythme, les secondes prendre leur temps, s’étirer un peu plus entre chaque vague. 

Un mois plus tard mouraient de vieux figurants de téléfilms à la retraite, des écrivains ayant sacrifié leurs jeunesses sous des mansardes à écrire des textes demeurés lettres mortes. 

Un an plus tard, les gens succombaient toujours ; des personnes solitaires que nul ne connaissait hormis leurs proches. Une décennie plus tard, les ultimes SDF disparurent à leur tour ; le reste de la société, leurs familles, mortes depuis longtemps les avait tant oubliés que le CRISP lui-même avait eu du mal à leur mettre la main dessus, à moins qu’il ne s’agisse là d’une forme de miséricorde. Il ne restait plus personne pour se soucier de ce genre de détail.

Un siècle plus tard, 99,9% de la population avait disparu.

Bientôt mais longtemps, très longtemps après la mort de Rihanna dans sa belle demeure d’un lieu que l’on avait un jour appelé Los Angeles ; très longtemps après cette triste histoire, il ne resta au monde plus qu’un homme et un enfant. Le CRISP-19 avait mis près de 1000 ans à les trouver. C’était une région perdue d’un pays si lointain qu’il n’avait plus de nom. Et il était peuplé de hauts arbres dont on ne pouvait qu’entrevoir les cimes. Et ils regardaient les étoiles ensemble, et l’enfant demanda combien il y en avait, et l’homme répondit que c’était un mystère. Des milliards ? Et qu’il s’en était créé sans cesse de nouvelles au fil des âges. 

À un moment, l’enfant dit qu’il était fatigué, et l’homme sentit qu’il était fatigué aussi. Alors, ils allèrent se coucher. Le lendemain, ils n’étaient plus.

C’étaient les derniers êtres sur terre. Alors, il n’y eut plus personne.

À présent le ciel est au complet et les étoiles brillent dans le ciel. Elles sont légion mais esseulées, brûlant chacune aux confins de leur monde comme une infinité de petites îles.

Quelque part, ailleurs sur Terre, dans un autre pays, sous un autre hémisphère, une radio abandonnée joue la très vieille rengaine d’une chanteuse depuis longtemps éteinte :

« We all, we all, we all, we all, we all want the same thing. 

We all, we all, we all, we all, we all want love. »

Il est maintenant venu l’heure de mettre un point final à cette histoire.

Bonne nuit Gotham.

C’est vraiment tout ce que j’avais à di..

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