CRISP-19 / Épisode 1

English translation available here

(Cette œuvre est protégée par la SACD)

NOTICE pour le lecteur :

Vous vous apprêtez à démarrer la lecture de mon nouveau roman-feuilleton, CRISP-19.

Deux possibilités s’offrent à vous : lire l’histoire directement sur cette page, ou la télécharger ci-dessous au format PDF (ce que je recommande, afin de bénéficier d’une mise page optimale) :

Bonne lecture dans tous les cas, et souvenez-vous d’une chose :

vous n’êtes pas prêt.

Andy Warhol a dit dans les années 60 qu’à l’avenir, tout le monde serait célèbre pendant 15 minutes.

Il avait raison sur un point.

…Pour ce qui est des quinze minutes, il s’est avéré qu’il avait grandement surestimé notre capacité d’attention. 

Épisode 1 : Bonne Nuit Gotham

Rihanna entrouvrit les yeux lorsque la femme de ménage s’avança dans la chambre.

— Encore la pluie… J’avais raison Carla.

— C’est vrai Madame. J’ai recouvert la piscine.

— Vous avez bien fait… RZA aime un peu trop jouer autour. 

— Le petit est vif. Vous avez un bel enfant. Et Aaliyah en prend le chemin.

Un sourire mélancolique vint sculpter les lèvres de la star. Elle repoussa les couvertures. Son regard effleura le berceau. La propriété avait beau compter cinq chambres, elle avait insisté pour que l’enfant dorme dans la sienne. Elle souhaitait pouvoir veiller sur elle à chacun des rares moments passés dans son manoir de Los Angeles. 

Six heures sonnèrent, une notification lui rappela ce qu’elle savait déjà : sa réunion vidéo allait commencer dans trente minutes. Rihanna s’enroula dans la couverture, cherchant à capter quelques minutes supplémentaires d’un sommeil qui ne viendrait plus. Elle avait froissé les draps toute la nuit. Elle ne se sentait pas bien. Un mal de crâne carambolait ses réflexions. Elle avala un doliprane, consciente que cette migraine n’était qu’un symptôme du mal plus vaste et souterrain qui la rongeait depuis des semaines ; des gazouillis s’élevèrent du berceau et une bouffée d’amour endigua la douleur. Aaliyah dormait d’un sommeil paisible et sans rêves. 

La chanteuse était seule depuis un mois, Asap en Europe pour la seconde partie de sa tournée des dix ans de At. Long. Last. ASAP.

Carla entrouvrit le store et quitta la chambre. Un pâle soleil s’était levé, étiolait ses ombres longilignes contre les murs. Un filet d’air s’immisça. Noyé dans la bruine, le bruit des autos – peu nombreuses à cette heure – remontait en sourdine depuis Coldwater Canyon Drive. 

Rihanna se glissa hors du lit et le mal de crâne cimenta son emprise, elle tituba jusqu’à la salle de bain. Le marbre luisait dans le clair-obscur violacé.

Elle posa un pied à l’intérieur et eut un geste de recul. Une forme inconnue gisait dans un recoin. C’était une ombrelle. Ou peut-être un parapluie. Dans un cas comme dans l’autre elle ne lui appartenait pas. Comment cette chose était-elle arrivée là ? La star haussa les épaules, envisagea de prendre un bain, songea même qu’elle pourrait s’y prélasser en y tenant sa réunion. Néfertiti moderne. Reine d’Égypte à la tête d’un empire arborant un signe unique ; celui du dollar – chassa cette idée et sous le jet de la douche, se mit à fredonner :

« Got me looking so crazy right now,

Your love’s got me looking so crazy right now. »

Crazy in Love. Encore et toujours cette chanson qui la hantait. Les paroles s’étaient parées d’amertumes. Quelque chose s’agrégeait dans ses entrailles. Elle ne se reconnaissait plus tout à fait. Comme si, après toutes ces années, le succès, l’argent, la célébrité, comme si toutes ces choses ne suffisaient plus à combler cette petite pièce vide à l’intérieur. Et elle se demanda où l’on était censé aller quand on avait déjà tout. Et elle songea que malgré le triomphe de son dernier album, Robyn, elle n’était jamais parvenue à retrouver la puissante simplicité de son premier tube : Crazy in Love en duo avec Jay. Car « folle d’amour » avec la vie, la musique, elle n’était plus certaine de l’être encore. 

Les minutes passèrent. Ses larmes se noyaient sous le jet d’eau. Dans le reflet du miroir, elle scruta ce corps, ces tatouages qui avaient fleuri au fil des épreuves : dans son cou, « Rebelle fleur ». Sur son épaule gauche, en chiffres romains, la date de naissance de sa meilleure amie, Melissa Forde, avec qui elle avait quitté la Barbade à quatorze ans. Sous sa poitrine, la déesse Isis, en souvenir de sa grand-mère. Sur sa nuque, une pluie d’étoiles, réalisée avec Chris Br…

Un assemblage composite que la terre entière avait pris soin de décomposer, imiter, sans en connaître le sens… Elle les retrouvait, partout, sur les réseaux, apposés aux corps de ces filles qu’elle ne connaissait pas. Et elle se demanda un instant si cette chair lui appartenait encore. 

Lorsqu’elle sortit de la douche, sa peau brune encore toute ruisselante, le téléphone vibrait sur la table de nuit. Elle enfila un peignoir et se pencha pour ne pas mettre d’eau sur la moquette. C’était Jennifer Rosales, sa responsable projet chez Fenty Corp qui l’appelait de New-York.

— Allo, Riri ?

— Meuf, ça roule ?

Il y eut un blanc.

— … Ri… Riri c’est toi ?

— T’appelles mon téléphone, tu t’attendais à qui ?

Son associée eut un rire nerveux : 

— … Ha ha… bon on est prêtes, et toi ?

— Je sors de la douche, laisse-moi enfiler quelque chose et je vous rejoins. 

— À toute ! et euh… Riri ? …Tu vas bien ?

Rihanna s’interrompit. Pourquoi Jennifer présumait-elle que quelque chose n’allait pas ? Le trouble qui grandissait en elle était-il devenu à ce point perceptible ? Elle se contorsionna les lèvres, parvint à un demi-sourire, marbre de l’icône impérissable qu’elle était devenue ; cet assemblage impeccablement interchangeable qu’elle et ses équipes de communication avaient mis des années à peaufiner. Rihanna avait trente-sept-ans et elle et elle se demanda jusqu’où l’on pouvait grimper quand on revenait déjà de tout. 

— Je… Ouais, un peu mal à la tête mais ça roule. Pourquoi ?

— Je sais pas, hésita Jennifer. T’as une voix bizarre, plus grave que d’habitude. On dirait Beyoncé.

— Va te faire foutre salope. Je descends dans deux minutes.

Elles rirent, Rihanna enfila un jogging puis, le temps d’attraper son Mac et de descendre les marches jusqu’au petit salon côté piscine, trois minutes ne s’étaient pas écoulées quand elle rappela Jennifer qui la fit basculer sur la vidéo conférence Fenty Corp.

Trois autres femmes étaient déjà en ligne : Ciarra Pardo, sa directrice artistique, Michelle Cornielle, son assistante exécutive et bien sûr Melissa Forde, sa meilleure amie. Un souvenir flasha et elle se vit, courir, chantant et dansant sur une plage au contour incertain. Et elle se demanda si cette petite fille insouciante existait encore, quelque part en elle. 

— Salut les meufs ! 

— Hey Riri !

— Salut !

— Temps de merde à L-A…

— Putain de pas croyable…

— Ça fait combien de temps que ça dure ?

— Une semaine à peu près… depuis la sortie de Robyn je crois…

— Tu nous entends bien Ri ? demanda Jennifer. Tout le monde se voit comme il faut ? 

— Ciarra, meuf, j’adore ce que tu as fait à tes cheveux, s’amusa-t-elle en observant la chevelure ébouriffée de sa collègue dans la minuscule fenêtre du Macbook. Tu te réveilles comme ça ou c’est un nouveau style ?

Elles rirent, échangèrent les roasts de vigueur. Il était six heures et demi. Aucune d’entre elles n’était coiffée ou maquillée. Quand le calme fut revenu, Rihanna s’éclaircit la gorge :

— Ok, euh… Merci à toutes d’être là pour cette première réunion Fenty Hair en vue du lancement de nos extensions capillaires. Avant de commencer je voulais vous dire à quel point je suis… genre… super heureuse et reconnaissante de me lancer avec vous dans cette nouvelle aventure très excitante. On y est arrivés les meufs, et c’est grâce à votre boulot à toutes et…

— Blablabla, l’interrompit Melissa. Dis-nous plutôt comment vont RZA et Aaliyah.

— Ils dorment encore. 

— Tu t’en sors, seule ? Pas trop crevant le job de maman ?

— Si…  vivement que Jay revienne… 

Il y eut un silence. 

Ses partenaires cillèrent. Aucune ne semblait très sûr de ce qu’elle avait entendu. Sur la mosaïque vidéo qui ressemblait à de grandes ombrelles ouvertes sur un étang, elles échangèrent des regards en biais pour se confirmer ce lapsus spectaculaire.  

— …Il ne lui reste plus que quelques dates en Europe, reprit la star sans s’être aperçue de rien. Paris, Berlin, et je ne sais plus trop où… Mais c’est cool…  Heureusement il y a Carla et Janine pour m’aider et… Quoi ? Qu’est-ce que vous avez à me reluquer comme ça ?

Melissa qui était son amie la plus proche, pouffa : 

— Tu as dit « Jay », meuf. « Jay est en tournée », c’est ce que tu as dit. 

— Jay, oui, Jay est en tournée. Je vous l’avais dit, non ? Pour promouvoir son nouvel album : The Blueprint 4

Il y eut un silence dans les Airpods. Rihanna en extirpa un de ses oreilles pour vérifier que la connexion Bluetooth ne s’était pas rompue, augmenta le volume, mais il n’y avait rien d’autre que le silence, et les visages de ses collaboratrices qui continuaient de la fixer à travers l’étendue miroir de l’écran.

— Hm… je te suis pas, Riri… tu parles de Jay… euh, Jay-Z ?

— Jay, mon mec oui. Qui d’autre, putain ? 

Après quelques secondes Melissa finit par éclater de rire. 

— Excuse-moi je n’avais pas remarqué que l’on était le 1er avril. Je…

— Parce qu’on est le 16 juillet, la coupa Rihanna dont le timbre laissait entendre des notes d’agacement. Un faisceau d’impressions déferla. Obscures et familières…. Les mêmes qui l’assaillaient depuis des semaines :

« Got me looking so crazy right now,

Your love’s got me looking so crazy right now. »

Elle déglutit. Visualisa un instant les contours de cette plage de la Barbade. La chassa pour se concentrer sur sa réunion professionnelle :

— Vous êtes cringe les meufs… Bon, commençons… Ciarra, j’ai bien reçu les dossiers que tu m’avais fait suivre du département créatif, mais il y a deux, trois trucs que je voudrais revoir d’ici le lancement de la production… Ciarra ? Est-ce que tu m’écoutes ?

— Euh… oui, oui Ri, j’ai bien lu ton mail et je suis en train d’étudier nos options avec James Kaliardos à la créa.

Dans la cuisine apparut Janine. Rihanna fit un signe pour attirer son attention tout en prenant des notes sur ce qu’était en train de dire sa collègue. Elle épela sur ses lèvres : « C-A-F-É ». La servante acquiesça et quelques secondes plus tard, le bruit du broyeur à grain se faisait entendre dans la cuisine.

— …On est en train d’étudier les possibilités en termes de coût de fabrication, Ri, ainsi que les différentes teintes. James maintient que l’on devrait laisser tomber la V33 et partir davantage sur le U22 pour être le plus hyperdémocratique possible.

— Ce… euh… ce qui est hyperdémocratique ne l’est déjà plus ma chérie, dit-t-elle en gratifiant Janine d’un sourire lorsqu’elle lui apporta sa tasse de café fumante sur un plateau. Elle en but une gorgée et se raidit. Juste au-dessus de l’anse, elle venait d’apercevoir un porte-parapluie. Il était encombré d’ombrelles. Toutes inconnues. 

— …On va faire de notre mieux pour suivre tes remarques mais je ne te garantis rien. James n’a pas l’air très emballé…

Elle serra les dents, s’efforçant de ne rien laisser paraître de son trouble.

« Got me looking so crazy right now,

Your love’s got me looking so crazy right now. »

— Fais au mieux. (Elle hésita) Je veux voir des Diamants briller dans le ciel. (Croyant à une plaisanterie, ses collègues rirent) Je… oh attendez une seconde, j’ai un double appel sur ma ligne perso. Elle se saisit de l’Iphone 16 posé sur un coin du canapé et parut surprise d’y lire le nom du contact. 

— Yo, Asap Rocky, ça roule ? qu’est-ce qui t’arrive, mec, il est même pas sept heures… 

— Hey, Ri ! Je quitte Paris, bébé ! Il est seize heures ici ! Je pensais que tu serais déjà debout pour ta réunion business…

Elle se raidit.

« Got me looking so crazy right now,

Your love’s got me looking so crazy right now. »

— N… non mec, je suis en réunion, ouais, mais euh… comment t’es au courant que…

— …Cool, je te dérange pas plus alors, je voulais juste savoir comment allait ma chérie avant de monter dans l’avion…

— Euh… Ouais cool, mec, euh… 

Elle s’interrompit. En survolant le salon du regard elle venait d’apercevoir, caché derrière le sofa, un autre porte parapluie. Il était plein d’étranges ombrelles. Et comme le premier, aucune ne lui appartenait. Elle écarta le téléphone de son oreille. 

— Yo Janine ! appela Rihanna. Yo, il y a eu une teuf ici récemment ? 

— Non Madame, pas depuis la soirée pour votre album, répondit la servante toute penaude.

« Riri ? Ça va ? T’as une drôle de voix. »

C’était Asap Rocky.

— Hein ? Euh… ouais, non ça roule. J’ai mal dormi cette nuit… je… (Elle s’interrompit. Pourquoi rentrait-elle dans les détails ?) Euh, écoute mec, il faut vraiment que je te laisse, Asap, mais c’était cool d’avoir de tes nouvelles… euh, je te souhaite une bonne tournée, et tout… voilà.

Silence au bout de la ligne. 

— Ri ? T’es sûr que ça va ma chérie ? T’as l’air toute… euh… chelou. 

— Bon écoute, négro, t’es cool, tu sais que je t’adore, mais c’est pas parce qu’on a bossé ensemble il y a genre dix piges que tu peux m’appeler « ma chérie » ok ?

Sur l’écran du Macbook, ses associées qui n’avaient rien raté de la scène échangèrent des regards interdits.

— Euh… bafouilla Asap. Attends mais qu’est-ce que tu me fais ma chérie… Je t’appelais pour…

Elle raccrocha avant qu’il n’ait fini sa phrase. 

— Putain, il me gave le frérot, qu’est-ce qui lui prend… (Elle revint à ses collègues) Excusez-moi le meufs, on peut reprendre ? (Elle toussa) Désolée si vous avez tout entendu. Putain il m’a vraiment énervée, je…

— Euh… Riri, souffla Melissa. Tu es sûr que ça va ?

— Putain mais oui… arrêtez de me demander ça toutes…

— Vous vous êtes disputés ? Si tu as besoin de temps pour lui parler on peut reporter la réunion.

— Me disputer de quoi ? Putain je le connais à peine, merde… 

— Vous… vous êtes ensemble depuis combien ? Presque cinq ans, non ? Euh, Ri… où tu vas ? 

Elle venait d’ouvrir la porte-fenêtre donnant sur le jardin. L’au-dehors lui inonda le visage. Gaz d’échappement. Crachin. Mélancolie. Hurlements de coyotes en provenance des collines. Elle marcha jusqu’à la piscine. Derrière elle, à ce qui lui parut être des milliers de kilomètres, des voix vibraient :

« Qu’est-ce qu’elle fait, putain ? » 

« Elle n’est pas dans son état normal, quelqu’un devrait appeler le 911 ! » 

Il lui sembla reconnaître la voix de Melissa, son amie de toujours avec qui elle dansait sur cette plage de la Barbade.

« Got me looking so crazy right now,

Your love’s got me looking so crazy right now. »

En se penchant sur la piscine elle se figea, perplexe d’y découvrir un visage bouffi qui ondulait à la surface. Ce n’était plus celui d’une petite fille. L’eau était grise. Menaçante. Troublée par la pluie fine qui s’y abattait.

« Madame Fenty vous allez bien ? » 

C’était Carla. La domestique, un parapluie à la main, donnait des instructions au paysagiste.

— J’ai… j’ai oublié mon ombrelle à l’intérieur, murmura Rihanna.

La servante fronça les sourcils, et lorsqu’elle répéta : « Vous… vous allez bien ? » la star se raidit, comme si une main invisible venait de lui asséner une gifle. Et elle dit que non ça n’allait pas. Et elle se mit à pleurer. Et elle se mit à hurler. Plus ou moins dans cet ordre-là. Et elle demanda pourquoi est-ce que « putain de tout le monde » n’arrêtait pas de lui demander si ça « putain de allait ». 

Dans le salon elle reconnut la voix de Melissa grésiller dans le Macbook air : 

« Ça va Riri ?! Écoute-moi Riri, d’accord ? Respire ! » 

Janine déboula au même moment dans le jardin. Elle portait Aaliyah de son bras droit et tenait une ombrelle dans la gauche. Et lorsque les deux domestiques lui demandèrent de chœur si tout allait bien, ce fut à cet instant que la star blêmit pour de bon. Elle contempla sa fille qui, le regard tout ensommeillé, ne parut la reconnaître.

Rihanna avait tout obtenu de la vie. Elle était devenue la plus grande des célébrités. Et toutes ces sombres prémonitions qu’elle avait eue depuis un mois prirent alors sens. Et elle comprit qu’il allait maintenant lui falloir rendre un peu de tout ce pour quoi elle avait travaillé si dur. 

Ses dernières pensées allèrent à RZA. 

« Crazy in Love ». Oui. Elle le serait de nouveau. Un jour. Dans une autre vie. Mais ce serait cette fois pour elle, et elle seule. Et elle danserait éternellement, et elle chanterait pour toujours sur cette plage de la Barbade. Ses contours diffus s’affermirent d’un coup. Et alors elle la revit. 

À ce moment précis elle s’effondra dans la piscine.

*

—— FLASH D’INFORMATION SPÉCIAL —— 

USA today :

Death of Rihanna

Le Parisien :

Décès de la chanteuse Rihanna

Dainik Jagran :

रिहाना की मौत

Bild :

Rihanna ist tot

Yomiuri shinbun :

リアーナの死

Le Monde Diplomatique :

L’armée Ukrainienne reprend Donetsk

*

Les Inrocks :

Disparition de Rihanna 

Notre rétrospective suivie de la critique de son album, Robyn.

Pour celles et ceux d’entre vous qui n’auraient pas encore pris le temps d’écouter Robyn, le dernier album testamentaire de Rihanna sorti la semaine dernière, qu’ils ne s’en préoccupent plus : ils l’entendront rugir de toute manière sous peu, dans les prochaines heures, jours et semaines ; un peu partout ; dans la rue, par les fenêtres de leurs voisins, les autoradios des voitures, comme un vibrant hommage qui s’emparerait de nos villes.

Car Rihanna n’est plus.

La reine de la pop nous a quittés, à son manoir de Beverly Hills, dans des circonstances encore mystérieuses à l’heure où nous publions. 

Artiste et entrepreneuse perfectionniste, rebelle et pionnière, la native d’une petite île des Caraïbes connue sous le nom de la Barbade avait acquis dès 2005 avec la parution de son premier album Music of the Sun et du hit Pon de Replay une notoriété importante. Mais ce fut trois ans plus tard avec Good Girl Gone Bad et son succès planétaire Umbrella que la chanteuse avait accédé à la célébrité internationale sans cesse consolidée par ses efforts suivants : Rated R (2009), Loud (2010), Talk That Talk (2011) et Unapologetic (2012). Vous connaissez la suite… à moins que.

La route semblait toute tracée pour la jeune femme… 

Mais en 2016, la sortie du surprenant Anti lui permit d’accéder à un autre statut, s’arrachant au rang d’icône planétaire pour devenir autre chose : un mythe, une légende des sables, sorte de Néfertiti des temps modernes. 

Album atypique où elle expérimentait avec l’idée même de musique pop, défiant le système, Antiesquissait les premières lignes de sa nouvelle image de star ; celle d’une femme libérée de l’industrie et de ses carcans étroits. 

Ce fut au sommet de la gloire qu’un an après, la chanteuse décidât de s’éloigner de la musique afin de développer son empire et l’étendre à de nouveaux territoires ; elle lança sa marque de cosmétique, Fenty en 2017 à laquelle suivra une marque de lingerie, Savage X Fenty, en 2018, toutes deux d’immenses succès.

Dès lors, la star n’aura de cesse d’attiser la frustration de ses fans en se concentrant sur son rôle de femme d’affaires et de maman avec la naissance de son 1er enfant en 2021 : RZA.

Plusieurs annonces dans la presse et sur les réseaux laisseront certes entendre dès 2017 la sortie prochaine d’un nouvel album… en vain. 

Pour les fans, une longue traversée du désert débute alors. 

Durant les six années qui s’écouleront, la chanteuse ne participera qu’à une poignée de featuring dont LOYALTY. avec Kendrick Lamar, et plus anecdotique : une chanson hommage à l’acteur Chadwick Boseman pour la sortie de Black Panther : Wakanda Forever en 2022.     

Le 12 février 2023, à l’occasion de la mi-temps du Superbowl, Rihanna se produit pour la première fois en live depuis 5 ans, laissant pressentir une annonce fracassante, un retour imminent à la musique… celle-ci y dévoile à la place qu’elle est enceinte de son deuxième enfant : Aaliyah.

C’est résigné que bon nombre de fans, se détourneront peu à peu de l’actualité de leur idole, se contentant de suivre de loin son succès dans le domaine des affaires.

Les années passent sans que la star ne fasse parler d’elle en d’autres occasions qu’un nouveau lancement de produit, ou un défilé de la Fashion Week à Paris.

Puis, de la manière la plus inattendue, 9 ans après la sortie de Anti, ce à quoi plus personne ne croyait arriva enfin, dans la moiteur naissante du mois de juillet. 

Il est certaines dates qui restent gravées dans la mémoire collective.

Tout le monde se souvient où il était lors de la finale de foot en 98.

Il en va de même avec le 10 juillet 2025 lorsque, dans la stupéfaction générale, Rihanna sortit son nouvel album, sans aucun single ni aucune promotion préalable, catalysant une attention jamais atteinte pour un disque. 

Robyn, (du nom de naissance de la chanteuse) est une œuvre singulière, énigmatique et sans concessions. Une réflexion sur la vie, la mort, mais surtout la célébrité. Une œuvre qui réussit le tour de force de concilier hymnes radiophoniques, tubes intemporels de boîtes de nuit et balades introspectives. Plus surprenant encore, il s’agit d’un double album, format que l’on croyait abandonné depuis les années 90 et l’extinction des derniers dinosaures du Rock. 

De nos jours, alors que les albums deviennent de plus en plus de simples écrins destinés à faire la promotion de deux ou trois tubes pour les sites de streaming, Rihanna prend l’industrie à rebrousse-poil en nous servant l’un des assemblages de morceaux les plus cohérents malgré leur éclectisme. Pas sûr que Pink Floyd était parvenu à faire de même sur son fameux double The Wall qui comportait certes des éclats de génie mais aussi des pistes de remplissage. De même pour les Smashing Pumpkins avec leur célèbre Mellon Collie and the Infinite Sadness, ou encore London Calling des Clash. Il n’y a que le White Album des Beatles, ou Blonde on Blonde de Bob Dylan pour tenir la comparaison. C’est dire.   

Folie mégalomane ? Pas vraiment, Robyn est une œuvre certes flamboyante, mais avant tout intimiste ; qui a la particularité notable de ne comporter aucune collaboration ou featuring – choix très osé dans un milieu qui tend à les multiplier – comme si, après avoir chanté avec tout le monde, la star n’avait plus souhaité que se retrouver en compagnie d’elle-même. Et c’est ce qu’elle s’est appliquée à faire, mettant son cœur et ses entrailles à nue. 

Habile mélange de Dancehall, musique traditionnelle des caraïbes, soul, trap, reggae, l’artiste fait, durant près d’une heure et quart, l’étalage de son génie sur dix-huit morceaux de musique pure et sans temps mort, se permettant de nombreuses incartades aussi réussies qu’inattendues dans des domaines encore inexplorés. On pense bien sûr à Savage et ses puissantes lignes de guitare 8 cordes qui ne seraient pas sans rappeler certains arrangements des groupes de métal les plus extrêmes et Rihanna qui n’hésite pas à descendre au plus bas de sa tessiture de Mezzo-Soprano pour nous offrir des notes encore inconnues chez elle. 

Impossible de ne pas mentionner The Hill, le morceau d’introduction de l’album, moment suspendu de Spoken Word co-écrit avec la poétesse Amanda Gorman et dont le texte est une métaphore de l’Amérique contemporaine devenue une (trop) haute colline à escalader. À n’en pas douter l’un des morceaux les plus politiques à avoir atteint le sommet des charts ces dernières années, et une fois encore, Rihanna qui nous avait habitué à une certaine retenue de ce côté-là, brouille ici les pistes.

Le morceau est un point d’entrée inattendu vers Nine, premier méga-hit de l’album, une audacieuse combinaison trap/psychédélique bâtie autour d’un tourniquet de pistes rythmiques enchevêtrées s’accordant et se désaccordant au gré des fantaisies vocales de la chanteuse qui n’hésite pas à passer lors des couplets du vocodeur le plus « Drakien » à sa voix la plus rugueuse et imparfaite à ce jour sur son fameux refrain : 

« I already have nine of them in my pocket / Bitch, who’d’y’a think ‘am tal’kin to ? / Better wear a gun with ya’ helmet. / Cuz’ fuck Im going through. » 

Deux morceaux, Red flag et Asterion viennent ensuite, sans avoir au premier abord le moindre point commun ; l’un est un reggae survitaminé tandis que l’autre est un escalier d’Escher de synthés très « Cold Wave » sur laquelle la chanteuse expérimente avec la gamme de Shepard pour nous entraîner dans son sillage dédalesque telle une minotaure à l’intérieur du labyrinthe, et il faut attendre les dernières paroles, lorsque le fantôme de sa relation toxique avec Chris Brown resurgit pour que l’enchaînement des deux morceaux prenne enfin sens : 

« I think I’ve fought too long not to keep fighting you. »

Puissant.

Un peu plus loin, le morceau Hardcore est un exutoire, une porte de sortie placardée comme un rap violent et primaire, d’une létalité que Public Enemy n’aurait pas renié, en plus d’une démonstration trash, sans jamais tomber dans le vulgaire de puissance vocale presque grunge, à des niveaux que seule la rappeuse alternative Rico Nasty avait osé visiter jusqu’à présent.

Sunken est une émouvante power-ballad dans laquelle la star évoque une petite fille parcourant une plage mystérieuse. Elle s’ouvre sur une paisible introduction au ukulélé relevé par une flûte à bec sur laquelle plane l’ombre de Stairway to Heaven. Un beat mid-tempo rentre au bout d’une minute et nous installe confortablement jusqu’au choc sonique de la 2ème minute et l’entrée d’un solo de guitare aux échos océaniques qui vient arracher le morceau et nous expédier une fois encore dans le multivers qu’est Robyn. Pendant tout ce temps, la voix de Rihanna demeure identique sans monter ou fléchir d’une note, monochromatique, les accords de guitare glissant sur ses paroles aussi lisses qu’une mer d’huile, et elle conclue sur une rime à contretemps, comme un post-scriptum sur une carte postale adressée à elle-même : 

« My life’s an ocean ».

Et jamais pourtant l’identité de la petite fille ne nous sera révélée.

Robyn brille ainsi donc par la palette de trouvailles musicales qu’il arbore, tout en parvenant chaque fois, contrairement à son prédécesseur, Anti, à les mener à leur terme. 

Rihanna parachève ici morceau après morceau le monument dédié à ce qu’elle ne voulait plus être dès 2016 : une icône de la pop lisse et conciliante.      

Mais c’est en définitive le dernier morceau éponyme, Robyn, qui laissera sans doute sur l’auditeur son empreinte la plus indélébile ; un à capella rejoint in extremis, à la toute fin, par un steel drum, instrument national des caraïbes, murmurant, presque imperceptible, et sur lequel la star glisse ses ultimes paroles :

« Will you follow me this time too ? »  

Des paroles qui sonnent bien sûr d’une manière différente la lueur des évènements récents ; les derniers mots qu’elle adressera jamais à son public.

« Me suivras-tu une fois encore ? »

Et comme chaque fois avec Riri la réponse ne peut être que oui, bien entendu.

Et c’est ainsi qu’une semaine après la sortie de l’album, telle une prophétie, rockstar seule au sommet de sa pyramide, reine d’Égypte toute puissante, Rihanna a rejoint comme le plus simple des êtres humains le tombeau du silence.

Jamais plus nous n’entendrons sa voix, car Rihanna s’en est allée, nous laissant seuls avec Robyn, une dernière œuvre énigmatique, sorte de monolithe nous questionnant sur notre rapport à l’existence et la célébrité.

Pendant deux décennies, des dancefloors bruyants et saturés de monde, aux haut-parleurs des galeries commerciales, en passant par les ghetto-blasters sur les plages ou les airpods dans l’intimité d’une chambre, Rihanna nous a interconnecté grâce à ses chansons ; leur écoute nous a permis de prendre un pouls unique. Celui du monde. 

Voici l’artiste qu’elle a été.

Le monde a perdu un peu de sa couleur aujourd’hui. 

La reine n’est plus, vive la reine.  

Les nuits qui viennent vont être longues.

Bonne nuit Gotham.

Syd Vesper pour Les Inrocks

—— FIN DE L’ÉPISODE 1 ——

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