(Épisode précédent disponible ici)
Mais ne va pas croire toi lecteur qui lis présentement ces lignes que je nourrisse ici quelque aigreur mal placée à l’égard des italiens. Force est simplement de constater que cette gare ne donne pas au voyageur venant de loin l’impression d’être ici la bienvenue. L’architecture semble tout droit sortie de l’univers très intime de l’un de ces réalisateurs de films néo-réalistes. Il y a un grand aigle aux ailes largement déployées qui me dévisage dès la descente du wagon, dressé sur ses deux pattes, là-haut, au dessus de l’arcade principale nous ouvrant le chemin de la sortie. Lucca et moi on se dégage de la foule en remontant notre quai, noir de monde est-il besoin de le préciser ? Il y a d’ailleurs de tout sur ce quai : aussi bien des religieuse que des militaires, des écoliers rentrant de colonies, des amoureux, des adultères, enfin réunis. Comme nous faisons approximativement une tête de plus que la moyenne des corps en présence on parvient bien vite à s’extirper du quai jusqu’au grand hall. Il y a du gris partout. Un gris pierreux et solennel qui m’impressionne. La hauteur de plafond doit bien avoisiner les cinquante mètres.
Autour de nous la foule se gonfle et se dégonfle au gré des lentes fluctuations de ces artères milanaises qui se pressent jusqu’à la gare. Il y a des armées d’hommes en noir aux fronts ornés de lunettes en plastique frappées sur la monture des mots « Ray Ban » qui jaillissent de chaque ouverture pratiquée dans ses murailles. Il est d’ailleurs surprenant de constater les stéréotypes, les fausses idées que l’on peut avoir d’un pays avant de s’y rendre. J’ignorais par exemple que le polo était un sport populaire en Italie. C’est bien simple ici soixante-quinze pour cent des hommes que l’on croise en porte un. Il y a tout : le cheval, son cavalier et même le maillet dessinés dessus. Ou bien est-ce la saison des soldes ?
L’ensemble que je viens de décrire – non sans une certaine et gratuite facétie – semble être ici l’uniforme en vigueur et tout le monde ou presque s’y soumet allègrement. Les enfants y compris. Lucca et moi on s’empresse de quitter la gare. Il y a une grande place à l’extérieur. On s’assoit quelques minutes sur le rebord d’une fontaine pour admirer la façade de l’édifice. Vue, d’ici, fier de ses trois ouvertures béantes on dirait un monstre antique campé sur ses membres de pierre et prêt à nous engloutir. Je ne parle même pas de ces têtes mi- lions, mi-démons qui nous observent à travers leurs globes oculaires exorbités mais interdis. Lucca sort de son sac un bout de papier chiffonné. Je lui indique une poubelle un peu plus loin mais il m’explique qu’il s’agit de notre réservation d’hôtel. On s’éloigne de la place pour se diriger vers le sud, en direction de notre hôtel où l’on compte larguer nos sacs pour le reste de l’après-midi. Ce qu’on croit être le sud du moins car en réalité nous allons plein nord. On s’en rend compte au bout d’un gros quart d’heure, lorsqu’après s’être plantés plusieurs fois de rue nous revenons à la gare (une double erreur bien heureuse). Lucca n’est pas très doué avec les cartes et l’orientation alors je me promets, pour le bien de tous, de ne pas lui laisser le soin de nous diriger à l’avenir. (Ce ne devait pas être la dernière fois que je me dirais cela). Bref, tout rentre à peu près dans l’ordre et nous ne mettons guère plus d’une heure à trouver notre hôtel, lequel se trouve approximativement à deux kilomètres de la gare à vol de coccinelle. Il n’y a pas besoin de portier dans cet hôtel (trois étoiles) puisque la porte s’ouvre automatiquement. On atteint le comptoir en tournant de suite à droite où une hôtesse semble guetter notre venue. Lucca lui tend la réservation et après tout un charabias en italien que l’on prétend comprendre en accentuant nos hochements de tête par des « ah ! Si ! Si ! » elle nous lâche enfin la clef de notre chambre dans laquelle on se précipite. C’est une pièce unique et on ne peut plus simple, il y a une douche, deux commodes, un lavabo et un grand lit. A ce sujet lecteur, ne va surtout pas te figurer que Lucca et moi sommes… mais plutôt si : laissons planer le doute. Ainsi, que tu appartiennes à la catégorie des hétéros, bi ou gays, ce récit te conviendra autant dans un cas comme dans l’autre : tu pourras t’identifier plus facilement à nous et t’imaginer ce qu’il te plaira. On pose donc nos sacs et j’ouvre le robinet du lavabo. Les trois premières secondes il n’en sort qu’un torrent de flotte marron. J’en fais part à Lucca mais il refuse de me croire et pense d’ailleurs toujours à l’heure où je recopie ces lignes sur mon MacBook Pro que je me payais sa tête. Notre discussion porte ensuite sur la douche. Lucca pense avoir compris parmi tout le blabla de la charmante hôtesse d’accueil qu’à cause du type de réservation que nous avons effectué (à savoir vingt-quatre euros la nuit, par personne dans un hôtel au centre de Milan) il nous est défendu de l’utiliser et que si l’on veut se laver (pourquoi pas ?) nous devons utiliser une salle de bain à part de notre chambre et qui se trouve en fait tout au bout du couloir. Au début on l’a un peu mauvaise mais bien vite nous entrevoyons les avantages de cette « méthode » sur laquelle je ne m’attarderai pas de suite puisque pour l’heure ni lui ni moi n’avons envie de nous laver. On balance nos sacs sur le lit, je ne garde que ma petite sacoche, Lucca cette banane qu’il accroche en bandoulière à son épaule droite et qui lui donne un faux air de guérilleros puis l’on descend ensuite les deux étages qui nous séparent du rez-de-chaussée, on passe devant le comptoir où l’hôtesse essaye de nous dire un vague truc auquel on répond par des « Si ! Si ! Ciao ! » enjoués et en moins de deux nous sommes dehors.
Milan s’offre à nous.
Arpenter ses rues est un réel plaisir. L’après-midi est superbe et les rayons du soleil ne font que raviver l’éclat des façades aux teintes pastels : jaune, orange et rose. Trois couleurs qui je le découvrirai par la suite ont déteinte sur toute l’Italie du nord au point d’en devenir des dominantes architecturales. Ici les pavés du sol sont bien souvent sillonnée de deux rails parallèles où l’on voit se glisser des tramways remplis de travailleurs à la mine grave puisque contrairement aux « Cable-cars » de San Francisco il semble s’agir d’un véritable moyen de transport en commun et non pas d’une distraction à touristes. Je remarque également qu’il n’y a pas de réverbères à Milan, ici les rues sont éclairées par des sortes de luminaires suspendus dans le vide à l’aide de réseaux de câbles tissés d’une rive à l’autre entre les bâtiments. Les fenêtres sont généralement encadrées de moulures extérieures et parfois même dominées d’un arc du plus bel effet. Les moins chanceuses, la plupart en fait, ne bénéficient que de « loggia » au sens moderne du mot, c’est à dire de « balcon » n’offrant aucune prise sur la rue même. D’autres en revanche se voient nantis d’avancées parfois spectaculaires, soutenues à bout de bras par d’imposantes consoles, comme une offrande faite au vide. Ces balcons sont presque toujours ornés de fleurs (admettez qu’à ce stade il serait dommage que ça ne soit point le cas), leurs tiges et feuillages verts émeraudes faisant écrin aux tâches rougeoyantes, saphirs incrustés au creux de ces corolles dont resplendissent les rues, à moins que ce ne fut l’inverse. Nous remontons la « Via Solferino », il y a justement sur notre droite l’un de ces bâtiments que je viens de décrire. La façade est grise jusqu’au premier étage puis l’on passe brusquement au jaune jusqu’à la corniche couronnant son pinacle. Chaque étage est marqué d’une étroite saillie filant tout le long et ornée de moulures en forme de vague. On les suit. On passe devant une haute grille où s’affale allègrement des amas de glycines. Il y a un bâtiment à l’air religieux de l’autre côté. Je lis « All Saints’ Anglican Church » sur la plaque. On poursuit jusqu’à bifurquer à l’est (donc à droite pour nous) dans la « Via della Moscova ». Ici nos estomacs commencent à crier famine. Il faut dire qu’il est déjà seize heures et que l’on n’a guère avalé autre chose qu’un morceau de clafoutis depuis le début de la journée. Je repère un peu plus loin un petit restaurant coincé au bout d’une rue en cul de sac. Lucca approuve tout en me faisant remarquer que l’on ferait bien de commencer à passer en revue les bars du coin comme il y a ce soir même la finale de coupe du monde de foot. On s’engouffre donc dans l’étroit établissement. Une télévision trône au fond de l’unique pièce qui le constitue. Il y a bien quelques badauds et autres piliers de comptoir à l’intérieur mais pas foule du reste ce qui nous permet de ne pas perdre de temps. Lucca et moi on veut tous les deux des panini (l’un des seuls mots italiens que l’on connaisse) c’est donc non sans quelque élan de fierté que l’on se pointe au comptoir en jasant « Ciao, due panini » ce qui peut se traduire tiens toi bien lecteur par : « Salut là dedans ! Deux panini pour moi et mon copain ! » La patronne acquiesce avec un petit sourire aux lèvres et nous demande si ce sera tout. On répond que non en ajoutant « due agua » (deux bouteilles d’eau) puis on s’assoit en regardant le poste. Une chanteuse y débite un ample baratin avec plein de mots se terminant en « i », « o » et « ai » (prononcez « aille »). C’est Laura Pausini. Je demande le plus sérieusement du monde si l’on peut mettre « Juventus Channel » mais la patronne me répond qu’ils ne sont pas abonnés. Comme ce n’est que la première chaine qui m’est venue en tête j’essaye autre chose : « uno ? » et on se retrouve devant « Rai Uno » (l’équivalent de TF1 en Gaulle) tandis que nos sandwiches achèvent de cuire. L’espace d’un instant j’ai l’impression d’en voir quatre à l’intérieur du grille-pain mais je me dis qu’ils sont probablement à l’intention d‘autres clients. Pour en revenir à la télé, mon problème avec Laura Pausini est que j’ai passé il y a quelques années durant l’hiver, plusieurs semaines enfermé dans le chalet d’une famille italienne (près de Turin justement) dont l’une des filles écoutait sa disco en boucle toute la journée sur une chaîne hi-fi bien sûr réglée précisément au seuil de volume qui précède celui de la destruction des enceintes. Nos panini arrivent finalement dans un petit sac en plastique amicalement tendu par dessus le comptoir. On paye la somme dérisoire qu’ils nous ont coûté puis nous voilà dehors. Lucca aperçoit à quelques centaines de mètres l’entrée d’un parc. Sans attendre on s’y dirige. Il est écrit « Giardini Pubblici Indro Montanelli » (journaliste, écrivain et historien italien me dit Wikipédia). Une petite allée nous conduit jusqu’au petit lac trônant en son centre. Le parc est assez clairsemé en terme de végétation. On s’approche d’un grand édifice qui s’avère être le « Museo del cinéma ». Il y a une fontaine qui git à ses pieds. Une large pièce d’eau tout du moins puisque la partie fontaine se limite à une sorte de talus d’où jaillit un puissant jet d’eau. Le bassin me semble avoir vaguement la forme d’un trèfle. Des bancs ont été disposés un peu partout alentour. Au fur et à mesure que nous nous en approchons (Lucca ne résiste jamais au moindre appel d’une fontaine aussi insignifiante soit-elle), je distingue peu à peu de minuscules silhouettes s’ébattre dans l’eau. Il s’agit de deux marmots. Ils sont nus comme des vers. Vu le contexte je reste frappé une bonne seconde par ce cadre où l’on dirait voir s’agiter des chérubins tout droit sortis de l’une de ces peintures de la renaissance italienne. Il fait très beau ce jour là, c’est l’une de ses après midi où le ciel semble plus lointain que de coutume et irradie cette aura bleu depuis l’empyrée même, son ultime retranchement. Nous faisons le tour de la fontaine et nous dirigeons ensuite en direction d’une plaine d’herbe sèche relativement vaste en vue des dimensions du parc. Un peu partout à l’ombre des petits groupes ont fleuri et s’agglomèrent parfois les uns avec les autres. Il ne reste donc plus que les coins les plus ensoleillés (fleurs infidèles) mais l’on s’en fiche et l’on se pose bientôt entre un petit cercle de jeunes milanais en train de jouer de la grat’ et deux nanas d’une petit vingtaine d’années en excursion avec leur chien (un gros labrador au pelage d’ébène). A proximité du petit lac qui se trouve au centre du parc j’aperçois une large tente blanche avec des papillons dessinés dessus. Une exposition temporaire sans doute. Il n’y a qu’une fille dans le groupe de jeunes milanais. Elle écoute les grat’ d’une oreille distraite et pour tout dire a l’air de s’emmerder profondément. Je mets quelques minutes à me rendre compte qu’il s’agit d’un « véritable groupe » puisque l’un des mecs commence bientôt à entonner une chanson en agitant un petit tambourin. Je reconnais « Scar Tissue », davantage grâce aux paroles qu’à la musique elle-même mais l’on ne peut pas dire que le type chante bien ou mal puisque se bornant à limiter sa voix au seuil de l’audible. Un peu plus loin près d’un grand sapin plusieurs types entre deux âges reluquent les deux nanas au chien. Ils ne portent que des petits shorts et des genres de petit bonnet transparent un peu comme ceux que mettent les cuisiniers pour des questions d’hygiène. Depuis un bon quart d’heure ils concentrent tous leurs efforts à attirer le labrador vers eux en jetant des brindilles pour qu’il aille les chercher. Au bout d’un moment l’animal craque et court en chercher une ce qui ne plaît guère à sa maîtresse. Elle se dresse de toute sa hauteur (un bon mètre cinquante sans compter l’épaisseur des dreadlocks qui lui couvre le crane) et demande aux types d’arrêter. Erreur. Cela permet à l’un d’entre eux, le plus entêté (et en chien, c’est le cas de le dire) de se rapprocher d’elles en faisant mine de ne pas bien entendre et trente secondes plus tard de se saisir du frisbee qu’elles lui tendent pour faire jouer l’animal. Je suis impressionné. La stratégie est grotesque, les ficelles bien trop visibles mais cela a l’air de fonctionner ou bien les deux nanas sont trop connes pour le voir venir. Il faut comprendre qu’en bon français que je suis voir un tas de types, la quarantaine bien entamée, prototype parfait des machos de base et presque à poil accoster des jeunettes dans un jardin public heurte pas mal ma pauvre sensibilité de romantique. On aura toujours tort de se pointer dans un bled inconnu en se figurant que les gens conçoivent les choses de la même manière que nous les voyons… Enfin merde ils pourraient être leurs pères… Mais peu importe, quelques minutes plus tard comme je l’avais prophétisé le type détourne son attention du chien et se rapprochent des filles. Il s’accroupit d’abord à leur hauteur, puis s’assoit définitivement à côté d’elles. La conversation part. Je regrette de ne pas comprendre ce qu’ils sont en train de se raconter ou plutôt si : je suis content de n’y entendre rien. De temps à autre le mec désigne vaguement le chien du bout des doigts. Histoire de faire la blague. On ouvre le petit sac en papier blanc et ô surprise on y trouve non pas deux mais quatre sandwiches. Cela fait deux pour le prix d’un. Lucca et moi on crève de faim donc c’est une heureuse négligence de la patronne. Il demande tout de même à voir le ticket de caisse mais je lui réponds qu’il n’y en avait pas. Un peu plus loin, l’unique fille du cercle de musiciens se lève. Les « ciao » fusent et elle disparaît de mon champ de vision au détour d’une rangée d’arbres. Les grats se sont tus et ne reprennent pas. Je jette mes emballages tandis que Lucca attaque son deuxième sandwiche. Le labrador file entre nous après un bond assez impressionnant au dessus de ma petite sacoche. Notre bien le plus précieux. Les deux nanas sont toujours en grande conversation avec leur « oncle ». Je me rends compte qu’elles sont assez jolies mais sans plus. Il leur manque quelque chose pour ressembler à l’idée que je crois m’être déjà faite de la milanaise type. A ce stade de mon investigation j’hésite encore entre la robe Dolce Gabbana, les chaussures Rossetti ou les deux. Ceci expliquant cela je me dis que ce sont peut-être par dépit des « filles faciles » (une espèce rare en Italie comme je vous le conterai par la suite). Lucca s’allonge sur la pelouse pour piquer un somme tandis que je sors mon carnet de note afin d’écrire ces lignes et vous faire partager mes érudites réflexions. Le groupe de musiciens en herbe quitte bientôt la pelouse et son état végétatif en trimballant leurs étuis sur le dos comme le Christ sa croix. La journée touche à sa fin. A terre l’ombre des arbres s’étire paisiblement. On décide de quitter le parc pour visiter encore un peu Milan avant le match de ce soir. Le « Corso Buenos Aires » se déroule un moment sous nos pieds jusqu’à ce que l’on bifurque sur l’étroite « Via San Gregorio ». Au dessus de nos têtes le ciel – encore bleu malgré quelques teintes naissantes de couleurs orangeâtes – s’écoule entre les cimes d’immeubles comme une paisible rivière. Lucca me fait part de son étonnement quant aux rues souvent désertes que l’on traverse. C’est pourtant dimanche et l’on est à quelques heures du coup d’envoi de la finale de foot. On s’arrête dans un petit restaurant qui nous sert deux énormes pizzas pour sept ou huit euros. La chance nous sourit décidément ou alors nous sommes dégourdis pour foutre les pieds aux bonnes tables. L’addition arrive et l’on en a pour une vingtaine d’euros. On apprend que le service « etc. » ne « sont » pas compris dans le tarif. Peu importe c’est moins cher qu’en France (voilà notre raisonnement). Je me pointe alors au comptoir pour régler, la main fébrilement serrée sur ma carte de crédit… fébrilement c’est le mot mais tout cela doit te sembler bien confus lecteur, je crois donc le moment venu de faire une petite parenthèse au sujet de ma carte de crédit. Le lecteur pressé et peu consciencieux pourra sauter les lignes qui vont suivre mais je ne saurais que trop lui conseiller de les lire au risque de ne pas saisir certaines subtilités (car il y en aura) du reste du voyage.
Voilà donc ce que j’appellerai « L’histoire de la carte de crédit de Syd »:
Je m’appelle Syd. J’ai vingt deux ans et je suis à la Banque Postale. Un jour j’ai décidé de changer de carte de crédit. Pour justifier ma décision je dirais simplement que la mienne ne me convenait plus et j’ai voulu passer au niveau supérieur. Le voyage en Italie que j’avais prévu de faire durant l’été m’a bien aidé dans ce choix. J’avais peur de ne pouvoir tirer sur place assez de liquide pour subvenir à mes besoins. Une charmante conseillère financière m’a accueilli dans son bureau. Nous avons parlé de moi. Elle m’a demandé si je parlais italien et j’ai dit non. A la fin elle m’a fait remplir un papier et je suis sorti de son bureau en ayant l’assurance que ma carte serait disponible à temps avant mon départ. (C’est à dire dans un mois).
Les jours passèrent…
Puis, une semaine avant de prendre le train pour Milan, n’ayant toujours pas reçu ma nouvelle carte flambant neuve je me dis que contacter ma banque serait une bonne idée. J’appelle le numéro spécial mis à ma disposition et j’ai très vite quelqu’un au bout du fil. J’explique le souci avec calme et presque détachement, ce à quoi on me répond, avec le même calme et détachement qu’il n’y a aucune demande de changement de carte enregistré à mon nom dans leurs ordinateurs. Je raccroche et approximativement quinze minutes plus tard débarque en personne à mon centre financier le plus proche où une conseillère bafouillant de gêne me baratine que ma demande est bien partie mais pas encore enregistrée à cause du nombre de demandes. Elle ajoute que je n’aurai pas ma nouvelle carte avant septembre. Je suis un mec très classe et la stupidité n’est pas mon truc. Je sais que la pauvre jeune femme que l’on m’a jetée en pâture n’y est pour rien donc je l’insulte seulement de « grosse connasse » avant de claquer la porte. J’appelle Lucca pour lui demander ce qu’il a comme carte afin de faire le point sur l’état de « merditude » dans laquelle nous sommes à une semaine du départ. Il me répond et je lui confirme qu’on vient de se faire servir un bon sandwiche à la merde « made in Banque Postale ». Je lui rapporte le baragouinage que m’a sortie la conseillère avant que je quitte le centre en leur demandant de « faire au mieux pour rectifier la situation avant mon départ » (l’insulte c’était une blague). Bref au départ pour l’Italie on en était à se demander si les plafonds de nos cartes allaient suffire à payer les réservations et autres que l’on ne pouvait que régler sur place. Le reste c’est à dire la bouffe, les transports et le reste des dépenses plus ponctuelles je n’en parle même pas. Moi je n’étais même pas sûr que ma carte passe correctement à l’étranger.
Lecteur, tu comprendras donc aisément mon stress, au moment où je me lève et me dirige vers le comptoir pour payer l’addition. Je tends ma carte en priant pour qu’il ne me la jette pas « de base » et par « principe » rien qu’en la voyant mais ce n’est pas le cas. Je l’introduis dans la fente du combiné qu’il me tend, compose le code et ô surprise, la carte passe sans problème. Je ressors et Lucca qui m’attendait sur la terrasse m’interroge sur l’air crâne que j’arbore. « Ma carte est passée » lui dis-je d’un ton suffisant. Il hoche la tête et nous suivons la « Via Armorari », à ma droite je lis sur l’enseigne d’un café « Victor Hugo ». La « Via Dante » s’ouvre bientôt à nous ainsi qu’une statue de Léonard de Vinci dominant la bouche du métro « Dante Cordusio ». A partir d’ici on tourne en rond une bonne demi-heure durant. Je répète en boucle que je veux voir la Scala. Les premiers voiles d’obscurité de la nuit commencent tout juste à se glisser sur la ville. Lucca me demande où elle se trouve et je lui réponds « pas loin ». Je la sens toute proche, il y a une sorte d’effervescence aux alentours, dans les choses et les personnes qui achève de m’en convaincre. J’ai l’impression que tout le monde lit sur mon visage où nous nous rendons à présent. Nous arpentons plusieurs via et je m’attends d’une seconde à l’autre à voir resplendir la façade du plus célèbre opéra au monde. A un moment nous remarquons un groupe d’italiennes dont l’excitation semble à son comble. Je fais signe à Lucca et nous leur emboîtons le pas. « Elles doivent y aller aussi » que je lui souffle. On descend avec elles la « Via Silvio Pellico » lorsqu’à mi-chemin, arrivés à une intersection, les jeunes femmes s’interrompent brusquement, leurs lèvres s’étirent, elles ouvrent des yeux ébahis, puis se mettent à sautiller sur place comme des puces avant d’échanger moult exclamations et autres embrassades. On les voit disparaître dans l’étroite intersection qui me semble s’enfoncer un peu trop entre les façades des édifices adjacents. Il y a une sorte de grand arc qui en cadre l’entrée.
J’adresse un signe de tête à Lucca pour lui faire comprendre que nous sommes selon toute vraisemblance arrivés à destination. Je prends comme une inspiration et à mon tour, franchit le pas en bifurquant. Une longue galerie s’étale sous nos yeux. Elle est courue sur toute sa longueur d’une verrière en forme d’arc de cercle, longueur qu’elle a d’ailleurs de formidablement longue puisque je n’en distingue pas immédiatement le terme. Le sol est constitué d’une vaste mosaïque aux motifs symétriques tandis que les pavés luisent sous la chaude lueur des lampadaires auxquels les formes sphériques intiment quelque faux air de boule de cristal ainsi qu’une étrange aura magique à ces façades défilant l’une après l’autre. J’aperçois un peu plus loin le groupe de jeunes femmes, perdu au milieu d’un tas d’autres. Elles stationnent devant une étroite vitrine abondamment bardée de lumière et rehaussée par une arcade. Juste en dessous de son cintre je parviens à lire : « Piumelli ». Lucca et moi nous avançons d’un pas timide, je veux dire prudent, comme débarqués au cœur d’une région étrangère et peu accueillante. Autour, les gens n’ont pourtant pas l’air si différents, ils sont en t-shirt pour la plupart, portent des shorts ou des jupes, des auréoles sous les bras pour certains et échangent surtout – bien qu’en une dizaine de langues différentes – les mêmes banalités ainsi que nous nous efforçons de le faire en français pour ne pas attirer l’attention. « Ca déchire, putain c’est trop classe » (version entrée de gamme, le plus souvent entendue dans la bouche d’ados avec ou sans boutons sur le visage). « C’est impressionnant, tu as vu toutes ces sculptures, comment ils faisaient à l’époque pour grimper tout là-haut avec les pierres ? » (version jeune couple en ballade). « Bon vous les voulez à quel parfum vos glaces ? » (version familiale). « … » (version vieux couple). « Oui c’est à Mengoni que l’on doit cette superbe galerie, il me semble qu’il a démarré sa construction en mille huit-cents soixante-sept…) (version jeune cadre milanais très dynamique accompagné de sa future femme). « La galerie est due à l’architecte Giuseppe Mengoni. Sa construction dura onze ans, de mille huit-cents soixante-sept à mille huit-cents soixante-dix-huit et se termina par l’arc de triomphe donnant sur la place du Dôme. » (version Wikipédia). « Les plus belles jambes de toute la ville » (version Syd Vesper). Bref on continue la visite en suivant comme tout un chacun la voie lumineuse et pleine de chaleur tracée par les lampadaires. Bientôt on se trouve dans ce qui semble être « l’épicentre » des lieux.
Il y a un monde fou, les milanaises sont de sortie et courent, se glissent d’une vitrine à l’autre sans détacher le regard de ce qui peut se présenter à elles dans l’envers de ses boutiques : autant d’images sans cesse teintes d’un glacis au contraste accentué du fait qu’elles ne voient qu’au travers de leurs lunettes de soleil à larges montures. Lucca et moi on observe leurs hautes et hautaines silhouettes évoluer parmi la mosaïque du par terre et précédées sans cesse d’un claquement sec de talons. Leurs pantalons étroits moulent à leurs fines mais extraordinairement longues jambes et l’on devine à peine la forme droite de leurs derrières. Leur élégance est telle… il me semble impossible que ces créatures aient une vie en dehors de la galerie. Il s’agit là de leur monde. Elles évoluent à leur aise entre les groupes de touristes, sous l’œil des quelques pauvres réclamant ici l’aumône ainsi que de ces fresque que je remarque seulement : coincées en dessous des voûtes et d’une colonne à l’autre, le tout chaperonné par cette incroyable coupole de verre dominant le décor sans le moindre partage. Il y a un « MacDonald ». Il fait également « Mac Café » m’informe la devanture. Le « M » faisant office de logo épouse sans mal la courbe des arcades grimpant le long des bâtisses aux teintes crémeuses jusqu’aux petites croix, emblèmes de Milan, que l’on distingue à l’intersection des parapets et de la verrière. Lucca me demande si c’est ce que l’on appelle « le déclin de l’empire romain » mais je fais mine de ne pas l’avoir entendu puisque trop occupé dans l’admiration de ces moulures de personnages à l’allure antique qui nous observent depuis la cime des façades.
Après cela, en sortant, j’ai la curieuse impression d’être aveuglé. Tout le reste me paraît sombre et pauvre. Sur une petite plaque il est écrit : « Galleria Vittorio Emmanuele II » On s’arrête sur une place, directement à l’extérieur de la galerie et au milieu de laquelle trône une statue de Léonard de Vinci.
Je dis à Lucca que l’on poursuivra demain notre recherche de la Scala, ce à quoi il acquiesce en me faisant remarquer qu’il est de toute façon l’heure d’aller voir le match. On s’éloigne un peu avant de tomber sur un petit établissement à l’allure modeste mais dont la courte perspective que nous en avons de l’extérieur à quelque chose de cosy. On y entre sans trop d’hésitations comme le coup d’envoi se fait entendre au même moment. Le comptoir est immédiatement sur notre droite. A gauche il y a des chaises, des tables, des spectateurs et la télévision tout au bout, posée en hauteur et dominant la salle. On s’assoit vers le fond, puisque toutes les places sont déjà prises devant. Le patron vient vers nous. C’est un vieux type. Il a une bedaine qu’il trimballe avec difficulté, une dent en or et d’une manière générale son visage, sa physionomie m’évoquent l’un de ces taverniers du moyen âge ou à une époque moins lointaine, bref le genre qui proposerait à Claudia Cardinale d’aller se laver dehors dans une bassine. Mais il nous propose juste de commander un truc à boire ce qui tombe plutôt bien car l’on avait tout deux envie d’une bière devant ce match qui s’annonce pour le moins soporifique (tout le monde sait que les Pays-Bas sont plus forts). Cela applaudit et hue en proportions égales à chaque geste offensif des deux équipes malgré le bastion de supportrices espagnoles qui campe devant la télé. L’une d’elles jette à intervalles réguliers de petits coups d’œil en direction du comptoir. Curieuse coïncidence un type y est accoudé et fait de même. Dans le bar c’est à peu près cinquante-cinquante en termes de supporters ce qui est assez étonnant comme je le fais remarquer à Lucca. Il me demande pourquoi et je lui réponds avec évidence qu’il fait chaud aussi en Espagne. La nuit est très lourde, aussi sommes-nous satisfaits de voir se pointer nos deux verres sur lesquels s’est déjà formé une dense buée dégoulinante et parfumée sans doute de chaque haleine successivement inspirée puis expirée en ce lieu. J’y porte mes lèvres et engloutit avec délice une longue gorgée de cette bière indigne de mon épicerie de quartier. Lorsque je repose mon verre avec satisfaction, un doute me saisit tout à coup et je demande à Lucca s’il est bien arrivé plein, ce qu’il me confirme en me traitant d’alcoolique mais notre conversation ne va pas plus loin puisque l’on s’aperçoit que le barman est toujours devant nous à attendre je ne sais quoi. Il nous tend en fait l’addition depuis une bonne dizaine de secondes. J’y jette un œil et rigole. Dix euros pour deux bières ? Bagatelle ! Lucca répond au type que c’est de l’arnaque mais celui-ci n’est pas d’accord donc on paye quand même. Après cela il n’est pas de très bonne humeur. J’essaye de lui faire comprendre qu’il aurait du mieux cacher les bouteilles que nous avions ramenées nous-mêmes mais il continue de scander que l’on fait ici l’addition à la langue du client. La soirée continue au gré des cartons jaunes et actions d’anti-jeu des Pays-Bas. Je descends ma bière avec lenteur de sorte à ce qu’elle me finisse le match. On arrive à la mi-temps et il me reste un peu moins du tiers de ma boisson, ce qui correspond approximativement comme je le calcule de suite à une gorgée toutes les dix minutes pour les trois quarts d’heure qui s’annoncent. A côté, Lucca ne semble toujours pas avoir digéré l’addition et s’obstine à jeter des regards mauvais en direction du barman. Le match reprend avec flegme. A l’extérieur du bar quelques passants s’arrêtent pour jeter un œil à la télé en essayant de déchiffrer le score. Une vieille dame s’approche de notre table et demande quelles sont les équipes, ce à quoi je réponds par « Spain and Netherlands ». Elle ne capte bien sûr rien du tout et se tourne vers ses compatriotes qui lui précisent « Spagna e Paesi Bassi » ou quelque chose dans le genre. Cela fait une bonne heure que l’on est assis dans ce bar et je commence à sentir le torticolis pointer à ma nuque. Il faut dire qu’étant adossé au mur je me vois contraint de tourner la tête à gauche pour voir le poste. Face à moi, le comptoir. Il y a bien quelques personnes qui y sont accoudées et suivent le match en se vrillant le cou un peu de la même manière. Je me demande pourquoi le patron n’a pas accroché le poste au dessus du comptoir, c’eût arrangé tout le monde mais tant pis. Je suis furieux comme l’on arrive à la fin du match et que mon verre est vide. Il faut attendre encore presque une demi-heure avant qu’un espagnol ne se décide à mettre le ballon dans les filets et nous libère par la même occasion de la léthargie de ce match. Les supportrices espagnoles hurlent tandis que Lucca et moi nous soupirons en quittant nos sièges ainsi que le bar. Il n’y a guère plus de monde que cet après-midi dans les rues. C’est à croire que l’Italie ne s’intéresse au foot que lorsqu’il y a quelque chose à gagner. Pendant le match j’ai entendu les commentateurs dire un sacré nombre de fois le mot « squadra », comme un comparatif, un moyen de se faire croire qu’ils étaient encore dans le coup. Cela me rappelle certains gros titres de la presse italienne le lendemain de leur cuisante élimination : « Pire que la France », c’est ce que l’on pouvait lire. Cette rivalité entre les deux nations, au milieu des plus humiliantes défaites comme des plus incroyables performances m’a toujours fortement divertie malgré mon intérêt assez relatif pour ce sport. Fatigués par le voyage et assommés par ce match on décide de rentrer à l’hôtel. Dans le petit hall, quelques personnes sont collées au minibar et regardent la remise des médailles des Pays-Bas. Elles sont toutes belles, toutes jaunes, comme la dizaine de cartons qu’ils ont réussi à prendre en un seul match. Quelque part en Ouganda des bombes ont pété au milieu d’une foule qui la regardait cette finale. Je suis rassuré : c’est donc une journée comme les autres sur la planète terre. Lucca et moi on regagne notre piaule. Le lit est parfumé. Je n’essaye pas ici de créer un vague contexte érotique destinée aux imaginations les plus fertiles de mes quelques probables lecteurs gays. Il s’agit de la plus stricte vérité. C’est d’ailleurs très agréable mais je n’en profite pas longtemps puisque le sommeil fait bien vite tomber sa lourde masse sur le sommet de mon crâne et me laisse aller d’un juste repos.
On se lève de bonne heure le lendemain. Je suis matinal, Lucca non mais comme l’on ne peut prendre son petit déjeuner qu’entre huit et neuf heures il le devient également. On se met à une petite table située sous un genre de véranda après avoir abondamment rempli nos plateaux. Force est de constater que ce sont les mêmes boîtes qui fournissent la bouffe aux hôtels bas de gamme, cantines… que ça soit en France ou à l’étranger. Je reconnais par exemple sans mal à l’emballage ainsi qu’au goût ces petits pots de confiture en plastique blanc pour en avoir mangé un certain nombre durant les nombreuses colonies de mon enfance. Lucca lui les découvre. A la fraise et l’abricot du moins car ce sont là les uniques parfums disponibles. Nous engloutissons deux tasses de café chacun avant de remonter à notre piaule. On convient que je passerai en premier pour la douche. Je traverse donc le couloir vêtu d’une simple serviette jusqu’à la salle de bain. Notre clef de chambre est supposée pouvoir l’ouvrir et tandis que je m’escrime à la tourner dans tous les sens il me vint une question : puisque c’est une douche « public », d’autres que nous doivent pouvoir l’ouvrir ce qui signifie que nous avons la même clef et donc que nous pouvons déverrouiller d’autres chambres que la notre. Comme je n’y connais rien en serrurerie je passe à autre chose et la porte s’ouvre. C’est une pièce étroite mais assez longue. Il y a un lavabo, des toilettes et bien sûr une douche. Celle-ci est accolée à une fenêtre aux vitres à peine brouillées ce qui me permet tout en me lavant d’admirer la vue sur les toits voisins. Bref je sors, me sèche et retourne à la piaule après avoir essuyé le regard curieux d’une femme de ménage. C’est au tour de Lucca. J’étudie le plan de la ville en essayant de repérer les choses à voir ce matin. Il revient après une dizaine de minutes et l’on est d’accord pour dire que la douche à l’extérieur de la piaule, c’est tout de même sacrément pratique. Entre autre cela nous permet de mettre un bordel monstre dans la salle de bain sans avoir à se soucier de dormir dans une chambre aspergée de flotte. On décide sans trop se poser de questions que notre destination du matin sera le fameux « Duomo » et moins de dix secondes plus tard nous voilà en train de dévaler les marches de l’hôtel. On passe devant l’accueil où la charmante hôtesse nous salue en embrayant sur une phrase dont je ne perçois que le premier mot avant que le reste de la phrase ne soit coupé par l’ambiance de la rue. « Scusa… », ou quelque chose dans le même esprit. Bref nous suivons donc le « Corso Venezia » qui, à en croire la carte que nous avons prise dans le hall de l’hôtel, nous mène directement à la cathédrale. Effectivement cette sorte de longue avenue paraît s’enfoncer au cœur de la ville en offrant au passage un large aperçu de toute sa palette de couleurs, de sensations, au passant attentif ce qui – je le crois du moins – se trouve être alors précisément mon cas. On trouve donc des boutiques de luxe mais aussi cette architecture qui me plaît tant. La Milan je commence à mieux la cerner. C’est une Dame, une grande Dame comme l’est Paris certes mais avec ce « petit truc en moins », cet aspect déviant, un peu vénal et surtout dépravé, propre si j’ose dire (et j’ose d’ailleurs) à notre bien tendre mère capitale. Enfin je parle je parle mais je ne dis pas grand chose et que pourrais-je d’ailleurs prétendre savoir d’une ville où je n’avais encore jamais mis les pieds vingt quatre heures auparavant ? Tout ceci n’est qu’une vague et diffuse « première impression », un « à priori ». D’un autre côté ni les milanais beaucoup trop droit dans leurs chaussures de cuir poli, ni les milanaises écrasées dans leurs robes étroites ne me semblent en mesure de prétendre ébranler quelque morale du genre que l’on ne se gêne pas pour violenter par chez nous. Je repense alors à la scène du parc (celle avec le groupe de quadragénaires abordant les deux jeunes femmes) et mon opinion s’en voit sapée. Cette ville doit bien dissimuler quelque chose derrière ses façades impénétrables. Un petit cadeau empoisonné, un vilain secret bien gardé, la peinture obscène que l’on n’ose montrer et que chacun dissimule dans son coffre fort intime avec une grande pudeur. C’est une ville d’Histoire mais aussi une Dame d’expérience. Elle se refuse sans doute aux mièvres maladresses, ainsi l’on perd sans doute de vue… mieux l’on révoque les premières odes d’un amoureux tandis que le substitut des cœurs chasse plus tard le couple qui fornique au dos de la Scala après une Nuit bien arrosée ou avant qu’elle ne le devienne, c’est au goût de chacun… Milan j’ai l’intuition de ton odeur intime, mais je ne la respire pas. Ou alors tout ceci n’est bien que mascarade ! Et tes hautaines façades, tes jardins en fleurs, tes statues romantiques, les décors de cette hypocrisie à l’hypocrisie ou d’aucun ne quitte son rôle. Je dois percer le secret de ces bâtisses aux teintes pastel, de ces sculptures à la blancheur un peu trop immaculée, de cette nature si outrageusement idéale. Je ne veux pas quitter la ville avant de savoir. Lucca et moi on marche donc un bon moment puisque je trouve de quoi songer à toutes ces choses étranges. On atteint au terme d’un long quart d’heure la station « San Babila » et ce qui constitue j’en ai l’impression le centre financier de la ville. Les rues sont à présent jalonnées de véritables réverbères, le vieux tramway a disparu au profit du métro souterrain, les immeubles pointent en direction du ciel avec une insolence presque blasphématoire. Ce n’est donc plus l’Italie mais New-York ? Coincée au milieu de toute cette agitation du va et vient des passants affublés de leurs costumes et mallettes comme de celui des bagnoles, un bâtiment religieux. Il est écrit « Chiesa di San Babila ». On remonte le « Corso Giacomo Matteotti » vers le centre historique de la ville jusqu’à retomber par hasard sur cette place déjà vue la veille après notre courte ballade dans cet étrange royaume polythéiste où les dieux semblent avoir été baptisés des noms de « Gucci », « Borsalino » « Dolce Gabbana » (j’estime que ceux-ci constituent un duo) « Prada », « Borsalino » etc… Je peste en accusant Lucca de nous mener à l’aveugle, ce à quoi il répond en expliquant qu’il ne faisait que « me suivre », méprise qui devait être la première mais en aucun cas l’ultime ! Je me plains de ne pas avoir encore posé l’œil sur la Scala. Il me demande si je parle du théâtre (Lucca n’est définitivement pas très calé en opéra) et je réponds pas l’affirmative. « C’est ce truc derrière toi » que je l’entends alors reprendre en désignant un édifice se trouvant en effet dans mon dos et dont je me souvenais avoir vaguement porté le regard la veille, croyant qu’il s’agissait d’une quelconque salle de spectacle (je suis assez observateur et j’ai bien remarqué les lointaines affiches de spectacles à l’entrée). Du reste le bâtiment ne ressemble à rien en particulier. Je veux dire qu’il se fond dans le décor de la rue comme une énième pièce. Je tape les mains l’une dans l’autre en me moquant de cette affirmation saugrenue et lui explique que la Scala est sans doute le théâtre d’opéra le plus réputé au monde, que même Wikipédia est d’accord et qu’il ne devrait pas sortir de telles conneries sans me prévenir un peu avant (j’ai du mal à reprendre ma respiration). Il hausse les épaules en jetant un nouveau coup d’œil au plan qu’il est seul à porter puisque je n’aime pas m’embarrasser les mains inutilement. Je l’entends murmurer comme pour lui même que c’est étrange et que la carte a l’air assez formelle. Je décide finalement de mettre un terme à la plaisanterie et l’entraîne par le bras vers l’édifice. On traverse la place sous l’œil quelque peu narquois de la statue de Léonard mais je n’y prête pas vraiment attention. On essaye de traverser. « Pardon » au monsieur dans la Mercedes, « Merci » à mademoiselle sur le Vespa et nous voici de l’autre côté. Un porche faisant saillie avec la façade et pouvant selon toute vraisemblance servir de balcon nous accueille entre ses arcs. Lucca se dirige vers une large pancarte accrochée un peu plus loin à côté de la lourde porte condamnant l’accès du bâtiment. Je m’avance moi aussi en jetant des coups d’œil furtifs autour de moi. Des affiches d’opéra sont ici accrochées en grand nombre.
Un peu plus tard, tandis que l’on prend le chemin du Duomo en retraversant la « Galleria Vittorio Emmanuel II », Lucca se tourne vers moi, les yeux ronds l’air innocent et me fait remarquer d’une voix presque fluette qu’en définitive il s’agissait bien de la Scala, « le plus important théâtre d’opéra au monde ». Je lui demande s’il a remarqué les magnifiques pilastres qui ornaient sa façade. (Pour toi lecteur qui ignore peut-être ce qu’est un pilastre je m’en vais te l’apprendre des suite afin que la lecture de ce texte ne te sois pas complètement inutile. Un pilastre est donc une sorte de pilier, à ceci près qu’il est encastré dans la façade de l’édifice au lieu d’en être « désolidarisé »). Justement d’ailleurs et presque aussitôt après Lucca me demande ce dont il s’agit. Je ne lui réponds pas puisqu’il semble que nous arrivions au Duomo. Il l’apprendra sans doute en même temps que toi lecteur : à la lecture de ces pages.
Le Duomo il faut bien dire que c’est quelque chose. On s’y laisse plus ou moins conduire en suivant l’une des nombreuses rues adjacentes puis on les quitte et d’un coup il apparaît, sans annonce sans préavis, assis sur son trône au milieu de cette immense place simplement nommée « Piazza del Duomo ». Je suis très impressionné.
Ma première réflexion est assez curieuse. En effet, à bien regarder cette façade dont la forme générale s’apparente à un triangle entrecoupé de pilastres et au milieu desquels se dresse cinq portes dont la principale, haute, lourde mais grande ouverte, je me figure que l’édifice a dû se voir agrandir au fil des siècles, et des éléments d’architecture se greffer à lui. Vue de l’extérieur, sa complexité esthétique me frappe.Les flèches, les pinacles qui en hérissent le sommet m’évoquent les rampes de lancement de quelques fusées.
Il semble qu’à chaque époque, chaque pape, seigneur, évêque ou archevêque l’ait embellie au gré de ses désirs incertains. Sur la place de grands blacks assez maigres vendent toutes sortes de babioles. Ils ont fait le voyage depuis Paris (Champ de Mars/ Tour Eiffel ligne C jusqu’à Saint-Michel Notre Dame ligne B, on remonte jusqu’à Gare du Nord puis un quart d’heure de marche jusqu’à Gare de l’Est, hop dans le train et on est à Milan en moins de six heures). Lucca et moi on est tout de même furieux de voir qu’ils étaient là avant nous. On a pris le TGV mince. Justement il y en a un qui se dirige vers nous. Allez savoir comment mais d’emblée il s’adresse à nous en français. Ces types sont fichtrement observateurs, par exemple il se tourne de suite vers Lucca alors que je commence juste à ouvrir la bouche pour l’envoyer paître. Il faut dire aussi que j’ai l’air beaucoup moins cool que lui. Bref le gars essaye de nous faire rentrer dans son délire « d’amitié » et de « lien entre les gens » en nous refourguant un petit bracelet de style brésilien en fils de laine. Lucca tend volontiers le poignet lorsque le type nous promet qu’il fait juste cela pour « l’amitié », que c’est un « cadeau ». Je me marre en cherchant des yeux l’entrée du Duomo. Ah c’est ce gros trou d’ombre au centre de la façade où des armadas de touristes s’enfoncent avec une surprenante fluidité. Ce serait donc gratuit ? Plus loin, de l’autre côté de la cathédrale j’aperçois des files de silhouettes s’écouler de l’édifice par une porte étroite, clignant des yeux en retrouvant la lumière du ciel malgré leurs épaisses lunettes de soleil UV 0-1-2-3-4. Absorption excrétion. Lucca et le grand black ont enfin terminé leurs histoires de bracelet. « C’est cool, maintenant on est tous liés » lui fait-il remarquer en brassant la place d’un geste de la main. Je remarque alors que des tas de touristes en portent un au poignet. Lucca acquiesce avec un large sourire et l’on s’éloigne en direction du Duomo. Le type essaye alors de le retenir « Excuse-moi tu as quelque chose pour moi mon pote ? » Lucca lui demande à quel sujet et l’autre pointe immédiatement le bracelet du doigt. Il hausse les épaules et réplique que non, (il ne voudrait surtout pas qu’il y ait des histoires d’argent dans leur amitié). En désespoir de cause le gars essaye de nous taxer une clope mais l’on ne fume pas ni l’un ni l’autre (« autrement je t’en aurai filé une » que j’ajoute mais il a l’air de le prendre avec scepticisme ce qui me vexe). C’est sur ce petit bémol de conscience (l’amertume de ne pas être fumeur) que je me présente au Duomo. Enfin… Tout d’abord à l’un des flics postés à l’entrée. Ils ont des détecteurs de métaux et effectuent des fouilles au corps. Je ne les ai vus qu’au dernier moment et cela ne fait pas mon affaire puisque j’ai toujours mon « Leatherman » (un couteau multifonction) rangé dans son étui, à ma ceinture, sur le flanc droit. Je lève les bras. On me palpe un peu partout sauf où il faut. Ma chemise se met à déconner, se soulevant pour révéler l’étui en cuir. Apparemment cela ne gène personne. Même ma petite sacoche accrochée pour l’occasion autour du cou à la manière de ses terroristes islamistes (collection automne/hiver 2001) personne ne la remarque, personne ne la fouille. Il semble que je n’entre pas assez dans les critères de « suspicion » pour que les « carabinieri » s’intéressent à moi. Pareil pour le détecteur de métaux. Je pénètre donc à l’intérieur du Duomo, couteau à la ceinture et « Zippo » plein d’essence dans la poche droite. Cela tombe bien : je ne suis pas un terroriste. Nous ne sommes pas vraiment seuls. Un sacré nombre d’âmes se baladent d’une nef à l’autre au milieu des innombrables piliers. Il y a tout de même beaucoup de touristes en simples visites et si l’on peut à ce sujet distinguer sans mal parmi les femmes les âmes pieuses des infidèles aux voiles recouvrant leurs épaules et qu’elles maintiennent en place d’une seule main (l’autre étant occupée à tenir un sac marqué des noms de « Dolce Gabbana », « Gucci » ou Dieu sait quoi) on ne peut en dire autant des hommes qui – à l’exception notable des ecclésiastiques que l’on ne peut confondre avec les autres grâce/à cause de leurs accoutrements – se fondent tous dans le même moule. Ainsi, le PDG côtoie la secrétaire, l’éditeur croise l’écrivain, l’avocat parle au brigand… Autant de situations pour le moins inédites. Dans le calme et l’intimité sacrée d’une église, chacun retrouve sa place : celle d’homme. D’homme simple. On ne voit cela dans nul autre lieu à l’exception d’un seul : certains sites parmi les plus anonymes de l’internet et traitant le plus souvent de pornographie.
Je suis surpris qu’il fasse si sombre à l’intérieur. L’obscurité recouvre les différentes nefs que l’on parcoure et seules les régulières apparitions de chapelles sur les côtés semblent insuffler au lieu quelque lumière. Je n’ai jamais lu la Bible et j’en ai honte (cette honte évoluera d’ailleurs tout le long du voyage vers une sorte de « gêne intellectuelle » : celle de ne pouvoir décoder ces choses qui nous entourent). Afin de ne pas gaspiller mon temps et de ne pas te faire perdre le tien lecteur, je me contenterai de dire que ces chapelles étaient embellies de représentations de scènes, personnages de l’ancien comme du nouveau testament. Mon ignorance dans le domaine de la religion ne m’empêche pas néanmoins d’admirer la cathédrale pour ce qu’elle est avant tout : un sublime tas de pierres. A l’intérieur on a l’impression de se trouver dans une vaste grotte remplie d’échos errant, volatiles, au milieu d’une douce solitude. Je trouve cela étrange que dans un lieu aussi imposant, où le plafond doit bien se trouver à quarante mètres lorsque l’on se tient dans le transept principal, où des centaines de visages pâles et graves vous observent, le sentiment qui vienne le plus immédiatement soit celui d’intimité. Dans mon cas c’est pourtant bien ce qui se produit et ne cessera d’ailleurs de se produire au cours de ces trois semaines et de nos nombreuses visites à l’intérieur d’édifices religieux. Comme il y a trop de monde on décide de sortir après une petite demi-heure d’errance. Lucca m’apprend que l’on peut visiter le toit en désignant de petites têtes curieuses que l’on voit subrepticement dépasser tout là haut : entre les arcs et contreforts. On se met donc en quête d’un moyen de s’y rendre ce qui ne prend pas très longtemps puisqu’un panneau fléché l’indique sur notre gauche. On arrive en face d’un guichet où deux files se distinguent et partent dans deux directions différentes. L’une est plus chère. On en demande la raison au type de la caisse qui nous explique que l’une mène à l’ascenseur tandis que l’autre va à l’escalier. On demande laquelle des deux est la moins onéreuse et il répond que ce sont les marches en nous regardant d’un air stupide. On se rue donc à gauche après avoir sorti de nos poches la somme outrageusement élevée de trois euros cinquante chacun mais en se réconfortant presque de suite à l’idée que le prix tu « ticket ascenseur » est pire encore, je ne vous dirai pas de combien. Après tout il n’y a pas écrit « guide du routard ». Bref on se lance donc à l’assaut des marches qui graduent l’ascension jusqu’au sommet du Dôme. C’est un étroit passage où l’on ne peut que difficilement passer à deux de front, aussi je me range sur le côté à chaque fois que nous croisons d’autres personnes, conformément aux règles en vigueur dans le code de la route. Tu trouveras peut-être cette dernière remarque un peu étrange cher lecteur mais j’ai pu me rendre compte en bon piéton que je suis, et ce presque au quotidien que nos comportements déclinent plus qu’on ne saurait le soupçonner des règles de conduite automobile. On s’apercevra par exemple que deux files de piétons suivant des directions opposées marchent le plus souvent à droite. De même qu’un piéton arrivant par la droite se verra plus facilement céder le passage qu’un piéton arrivant par la gauche. Ou encore : un piéton pressé préféra le plus souvent dépasser d’autres piétons moins pressés par la gauche que par la droite. Les exemples sont nombreux mais je m’arrête ici puisque nous arrivons enfin sur le toit. La montée fut certes rapide. Trop ? Et bien j’ajouterais dans ce cas que les piétons les plus rapides marchent presque toujours à gauche des plus lents. Je suis d’ailleurs collé à droite de la muraille tandis que je monte ces fantastiques escaliers en colimaçon. D’étroites meurtrières y sont pratiquées et laissent entrevoir les silhouettes diminuantes de toutes ces âmes en visites sur la Piazza. Je ne peux même pas les dénombrer, il y en a peut-être des centaines. Des centaines seulement. Quelques centaines auxquelles le destin semble avoir donné rendez-vous ce jour d’été 2010. Quelques semaines plus tôt sans doute se trouvaient-elles séparées de centaines de kilomètres, de milliers mêmes et pourtant : les voilà réunies en cette belle matinée.
Enfin nous arrivons (cette fois-ci vraiment) en haut des marches menant au toit de la Cathédrale. Les contreforts s’alignent contre la muraille comme les chaînes de production d’une gigantesque usine. De petits reliefs poussent tout le long, pareils aux dents d’une crémaillère et achèvent de donner à l’ensemble cet aspect « gothico-industriel » qui me saute immédiatement aux yeux. Le long du parapet on suit une étroite coursive traversant un à un les contreforts successifs par de petites ouvertures découpées dans la pierre. Juste à côté c’est le vide. Des arcs boutants l’enjambent. Je détourne les yeux et concentre mon attention sur ces incroyables pièces d’architecture qui semblent à elles seules soutenir tout le poids de l’édifice. A bien y regarder, elles m’évoquent des rampes d’embarquement accoudées à la coque d’un navire et leurs reliefs en érection de petites créatures effilées s’y embarquant en file indienne. Mais nous ne sommes pas encore sur le toit de la cathédrale à proprement parler. J’observe une courte série de marches s’agençant l’une par rapport à l’autre pour former un minuscule escalier dont l’étroitesse est telle que l’individu qui monte se voit contraint de redescendre lorsqu’une personne se présente en face. Les marches s’élèvent donc en l’air et dévoilent en chemin une portion furtive du sublime panorama ne pouvant que caresser la ville à cette hauteur. Un avant goût de ce que l’on devrait voir puissance dix en haut des marches mais chacun s’y arrête bien entendu pour prendre la photographie à travers le grillage que l’on a placardé pour que les personnes désireuses de se suicider ne le fassent pas ici.
Je remarque qu’il n’est pas très haut ce grillage. Il suffit de grimper sur le petit rebord de pierre faisant office de rambarde puis de se hisser en s’agrippant aux mailles de fer jusqu’à basculer par dessus. Certes cela fait un peu d’exercice. Dans le fond peut-être est-ce suffisant ? Un type qui ne trouve même plus la motivation de supporter la vie doit bien être assez glandeur et oisif pour ne plus avoir celle de faire tous ces exercices visant à prendre son envol dans le vide. Je reconnais donc m’être hâté dans mon jugement et en conclue qu’il s’agit d’un bon moyen de dissuasion. Lucca et moi on arrive en haut des marches après avoir fait rebrousser chemin à un groupe de russes (le code de la route reste semble-t-il un concept assez vague en Russie donc on en profite). D’ailleurs pour gagner du temps, certains sautent les deux-trois mètres qui séparent ce palier du niveau supérieur. Une vraie bande de tarés. Mais où en étais-je ? Le toit. On a donc l’impression d’être sur le pont d’un gigantesque vaisseau de combat en pierre hérissé de canons pointant en direction du ciel. Si vous avez vu la Guerre des Etoiles – et je n’en doute pas d’ailleurs – rappelez-vous ces plans de caméra au ras des croiseurs impériaux (ceux avec la forme triangulaire). Cette vision rétro-futuriste je mets quelques minutes à m’y soustraire. La mauvaise volonté sans doute. Ou le trop plein de touristes asiatiques. Il n’y a pas d’asiatiques dans Star Wars. Je remonte toute la longueur de toit composé de deux plans inclinés entre lesquels se trouve une sorte de dorsale pareille à l’épaisse colonne d’un monstre colossal. Un Léviathan on ne peut plus biblique mais raidi et stupéfié dans le marbre. Tous ces reliefs à la blancheur immaculée, aux formes saillantes et jaillissant du sol me donnent l’impression d’évoluer au milieu de son immense squelette tout asséché : quelque part entre ses cotes. Mais les pinacles, les flèches s’élèvent en direction des cieux trempés dans l’azur même. C’est un décor aux allures de paradis. Sa perspective s’étend à une minuscule masse de nuage crémeux que j’aperçois dérivant avec flegme sur le lointain.
Malgré tout, il y a comme un sacré fouteur de merde sur ce toit. Il se fait appeler Zéphyr. Zéphyr a l’air complètement jeté, il se plaît à mettre mes cheveux (mi-longs) en bordel et s’amusent à soulever les robes des filles qui passent ici. Je lui demande ce qu’il fiche et il me répond en se fendant la poire que ce toit c’est son ultime bastion, qu’il n’y en a guère de plus haut ni de meilleur pour le genre d’occupations auxquelles il s’adonne. Il me confie également que c’est ici que passent nanas les plus canons. Je hausse les épaules en lui parlant de la « Galleria Vittorio Emanuele II » mais il n’a pas l’air de connaître et semble même me prendre un peu de haut. A l’écouter il n’y a que le Duomo qui vaille le coup dans le coin. « Je plote des nanas toute la journée ici, je leur passe ma langue dans le cou » qu’il me dit. Je m’étonne : « En tout impunité ? ». Il se met à rire. C’est un beau rire, comme le son d’une bille qui roule en s’égrenant d’une marche à l’autre. « Elles ramènent même des copines parfois ». Je fais les yeux ronds. C’est donc cela son fameux secret prétendument si bien gardé à la Milan ? Je lui pose la question. Il me souffle dans les cheveux – c’est agréable car son haleine est chaude et parfumée – puis s’arrête quelques secondes et fait mine de ne pas avoir entendu ma question. Je me dis que j’ai peut-être manqué de tact. La cathédrale c’est en quelque sorte son héroïne à Zéphyr. A l’autre bout du toit, c’est-à-dire à hauteur de l’abside et du déambulatoire se trouve une scène. Apparemment l’on y donne un concert le soir même. Pour l’heure c’est une pianiste qui fait ses gammes. J’y prête l’oreille comme mon affection pour l’instrument est grande. Malheureusement Zéphyr n’aime pas la musique de chambre jouée en plein air et se fait un malin plaisir d’éventer les notes. Je le chasse d’une main mais il retourne presque aussitôt à la charge et quelques secondes de cette lutte inéquitable lui suffisent pour obtenir ma reddition. Je m’éloigne de la dorsale et prends la direction du parapet. Le rideau se lève et Milan se dévoile. Force est d’admettre que nous nous trouvons bel et bien sur l’une des plus éminentes hauteurs de la ville. D’ici la vue est – pour reprendre une expression très en vogue dans le tourisme – « imprenable ». Sur cette face de la cathédrale exposée plein sud, un bâtiment attire mon attention. Nettement plus haut que tous les autres, sa forme étrange contraste aussi de façon singulière. On assiste en effet à une sorte boursouflement une fois la zone des dix derniers étages atteinte. Le haut de l’édifice, soutenu par une armada d’épaisses consoles semble s’arracher au reste de son corps à tel point que l’on croirait voir une gigantesque araignée chevauchant le sommet de la tour étreint par ses longues pattes. La toiture elle aussi est inhabituelle et m’évoque par son assemblage de tuiles gondolant, celle d’une maison traditionnelle japonaise. J’appelle Lucca pour lui montrer et ensemble nous convenons d’une appellation. Cela sera le « château de l’araignée » et je te mets lecteur au défi de trouver mieux car ce bâtiment ressemble à s’y méprendre à une vieille forteresse médiévale japonaise fabriquée avec des matériaux contemporains. Enfin, Lucca et moi nous redescendons, enivrés par les masses d’air, bras dessus dessous avec Zéphyr, notre nouveau pote qui s’agrippe à mes fringues dans cet escalier trop étroit et offrant prise sur l’horizon. Il me souffle dans les oreilles de sa voix sifflante : « C’était quoi ce truc secret dont tu parlais tout à l’heure ? » Je secoue la tête mais cela n’a pas l’air de lui suffire donc je reprends : « Est-ce cela son secret à la Milan : se faire peloter à cheval sur le Duomo ? » Les mots ont à peine quitté mes lèvres que je les regrette déjà. Les trucs que je débite… et je ne suis même pas d’ici ! Zéphyr m’observe d’un air brumeux, un nuage passe tandis que le soleil brille haut à son zénith. Il semble prendre une petite pause. Mes longues mèches de cheveux retombent sur ma nuque. Je le sens alors qui prend une longue inspiration et me prépare à des reproches. « Un secret ? » J’acquiesce et il reprend : « Mais pourquoi ? Rome c’est la louve qui allaite. Mais Milan… Milan c’est la chienne qui se fait traire. Tu ne sais pas ? Ici c’est le sud qui s’agrippe aux mamelles du nord. »
Tout compte fait je crois qu’il me plaît bien. C’est comme on dit : « Un bon collègue bien high ». Bientôt, nos semelles retrouvent le sol de la « Piazza del Duomo » et l’embrassent goulument de leurs langues de caoutchouc. On se mêle à la foule, plongeant dans cette marée humaine et je me tourne alors vers Lucca : « De retour sur le plancher des bœufs ! », et Zéphyr de m’haleter dans les oreilles : « Pas de pitié pour les cornes des vaches à lait ! ».
Aujourd’hui encore je ne sais pas ce qu’il a voulu dire. Il m’a simplement paru sur le coup déplacé de le lui demander. Si par hasard quelqu’un a une idée un jour, et bien je suis preneur.
(© Syd Vesper 2010)