SPRITZ WITHOUT CITRON – épisode 6

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(Épisode précédent disponible ici)

On ne se réveille qu’à sept heures. Une sorte d’exploit de paresse pour des campeurs sauvages créchant dans des montagnes où les premiers rayons du soleil paraissent (justement) aux alentours de cinq du mat. Comme aucun lutin n’est passé durant la nuit nous glisser des encas sous l’oreiller on ne met pas longtemps à lever le camp, l’estomac encore plus désespérément vide que la veille. On s’apprête à s’engager sur le petit chemin conduisant à Nesso lorsque Luca commence à s’agiter et me pointe du doigt une crête voisine de la nôtre. Il a l’air de l’envisager très sérieusement en dépit de mes remarques dissidentes : l’herbe est très haute de ce côté-ci et il n’y a bien sûr aucun chemin de dessiné parce que personne n’y va. C’est sans compter bien sûr sur l’abondante rosée du matin et comme je lui dis « il n’y a rien qui m’irrite plus que d’avoir les pieds trempés et marcher en pataugeant dans me godasses » (Je songe qu’on a quelques heures de marche intensive devant nous avant d’atteindre Nesso). Bref, deux minutes plus tard on a laissé nos gros sacs à dos au panneau où nous venons de passer la nuit et je m’engage dans le sillage Luca avec toute la mauvaise volonté du monde.

On progresse lentement au milieu des hautes herbes et comme je ne vois pas où je mets les pieds je ne fais pas le malin, craignant de marcher sur un truc ou de me tordre la cheville dans un trou. Après une dizaine de minutes à gravir cette pente de végétation grasse, s’accrochant comme l’on peut aux tiges des fleurs on atteint le « chemin de crête » et l’on peut se reposer un peu en admirant cette nouvelle vue du lac. Luca veut aller tout au bout, jusqu’à l’espèce de surplomb que l’on aperçoit tout au bout. Je proteste encore mais il s’en fout et on repart. Je lui en veux notamment car je porte un short – lui un pantalon – et des chaussures de skate (très basses donc) et je ne crois pas qu’il réalise comme c’est pénible de pagayer dans cet accoutrement au milieu de cette flore gorgée de flotte. Comme on s’arrête un instant il me montre deux éminences situées à une centaine de mètre et qui ressemblent selon lui « aux seins d’une nana couchée sur le dos piquant vers le ciel ». Je me concentre pour acquiescer d’un air inspiré et commence à me dire qu’il devient urgent de trouver de la bouffe.

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Je suis par contre surpris de voir que des petits sentiers semblent cheminer entre les seins de sa « femme-montagne ». On dirait l’une de ces pistes de berger que l’on peut voir dans les Alpes. (Il y a des berger à Côme ?) On atteint finalement le petit surplomb au bout de la crête et Luca prend une photo de moi à la dérobée. On ne voit rien dessus mais je suis trempé en dessous des genoux jusqu’aux doigts de pieds.

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On redescend par un petit chemin en terre, puis une autre pente dont l’herbe semble crouler sous la rosée matinale et ressemble avec un peu de recul à des bêtes rampantes cachées sous la végétation (Luca me dit que cela lui fait davantage penser à une tête de vieille couverte de bigoudis).

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Un quart d’heure plus tard nous retrouvons nos sacs qui ont l’air d’avoir bougé depuis que nous les avons quittés. Je songe à changer de chaussettes (« prenez soin de vos pieds ») mais mes godasses sont de toute manière tellement imbibées de flotte que cela serait inutile. On se remet donc en route – cette fois pour de bon – en prenant la direction de Nesso. On passe sous une sorte de portail (trois bouts de bois assemblés) auquel et accroché un écriteau où quelqu’un a gravé un truc incompréhensible ou latin ou une langue du même genre.

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Comme la veille l’itinéraire passe par la forêt, mais ce chemin-ci est nettement plus étroit et accidenté. On s’est coupés des bâtons pour s’équilibrer en marchant. Luca marche une dizaine de mètres devant. Le mien est beaucoup mieux taillé. Déjà il n’a pas tous ces petits rameaux qui partent dans tous les sens. On n’a pas croisé âme qui vive depuis notre traversée la veille en fin du journée du hameau de Palanzo, lorsque tout à coup surgit un chien. C’est un magnifique jeune labrador. On le voit qui s’amène vers nous en frétillant de la queue. Luca qui a peur des gros chiens fait pas le malin et c’est à mon tour de me retrouver dix mètres devant. Le pépère tire la langue en me regardant. S’il croit que je vais lui filer de la bouffe il risque d’être déçu. En l’état actuel des choses je l’envisage pour le déjeuner mais Luca me fait remarquer qu’il appartient sans doute à quelqu’un et que son propriétaire serait sûrement très déçu si l’on faisait cela. Je me penche pour jeter un œil à l’animal. Il porte un drôle de collier au cou. Une sorte de gros boîtier en plastique y remplace la médaille habituelle. Dans un éclair d’intelligence je me dis qu’il doit s’agir d’une sorte de balise pour que son maître – à coup sûr un berger de ces montagnes – puisse le suivre de près tout en le laissant en liberté. Je lui mets une petite tape sur la croupe (je fais toujours cela pour dire au revoir au chien) et l’on se remet en route. Luca est repassé devant. Au bout d’une demi-heure on croise un vieux monsieur en salopette. C’est sûrement un italien et qui plus est un natif du coin car il nous salue dans le patois local (« Buooone giooorrno ») et nous demande si on a croisé un truc, un « cane » comme il appelle ça. Comme notre connaissance de l’italien s’arrête à « Buon Giorno » on dit qu’on est désolé mais qu’on ne comprend pas. Il sourit et nous salue en s’éloignant. J’entends une sorte de bip bip dans sa poche. On descend encore trois bons quarts d’heure puis la pente commence à s’adoucir jusqu’à atteindre un plat et la forêt se dégarnit. On traverse un pont en pierre. Un petit ruisseau s’écoule en dessous sans un bruit.

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Je fais alors remarquer à Luca que l’on n’a fait aucune machine depuis notre arrivée et qu’il serait sans doute venu l’heure de faire un peu de lessive. Cela fait près d’une semaine que l’on se trimballe nos caleçons et chaussettes sales et une odeur de cadavre en décomposition commence à s’exhaler de nos sacs. Il me demande avec quoi je compte laver et je sors alors de ma petite besace tout un tas de jeux de savon en pain. « Les savons de l’hôtel ! » s’exclame-t-il avant de me regarder comme si Dieu venait soudain de lui apparaître.
Ouais.
Je lui en file un et on retire nos pompes et chaussettes pour les mettre à sécher au soleil sur la petite plage de galets qui bordent le ruisseau. Luca retrousse son pantalon pour ne pas se mouiller (moi je porte un short et de toute façon je suis déjà trempée bicause la petite excursion de ce matin donc pas la peine), on se met au travail.
Je m’installe au bord de la petite cascade où le ruisseau se déverse et poursuit son cheminement deux-trois mètres plus bas.

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Après dix minutes Lucca me redemande du savon et je m’étonne qu’il ait déjà tout consommé si vite. Il me répond qu’il l’a fait tomber dans l’eau. (C’est donc ça le petit « galet »que j’ai vu le courant emporter). Je fouille dans ma besace et lui file le dernier. On frotte, on asticote, on mouille, on re-nettoie pendant une bonne demi-heure puis on commence à se lasser donc on met tout à sécher à côté de nos pompes. A cette heure la température est idéale. Je veux dire qu’il ne fait pas encore trop chaud. Par contre il n’y a pas la moindre brise donc nos affaires ne sèchent pas vite. On ne doit plus être très loin de Nesso comme les montagnes se dressent à présent derrière nous. Je fais remarquer à Lucca qu’en suivant le ruisseau on atteindra probablement la ville, ce à quoi il acquiesce. On se pose un moment sur les galets qui bordent le ruisseau, écoutant son murmure presque inaudible en s’immisçant entre les pierres… puis la légère rumeur de la chute d’eau un peu plus loin. Des gosses – du coin sans doute – se sont amusés à construire un petit barrage en empilant de la caillasse et il y a donc comme un petit bassin qui s’est formé avant la cascade. On peut s’y baigner en s’asseyant dedans, l’eau n’arrive qu’à hauteur de la poitrine, et comme elle stagne plus ou moins au soleil, sa température est presque tiède.
On finit par se remettre en route vers Nesso en suivant la rivière. On passe sur un autre pont fait de vieilles pierres et qui malgré son grand âge visible l’enjambe d’une traite. De l’autre côté on repère une table en bois, et une sorte d’âtre de fortune (quelques parpaings empilés les uns sur les autres). Apparemment cet endroit est prévu pour les campeurs. On ne trouve pas un gramme de suie dans l’âtre. Il n’a sans doute pas été utilisé depuis longtemps. On se note l’endroit dans un coin de la tête afin d’y revenir ce soir pour dormir et manger. Les premières maisons de Nesso nous apparaissent peu de temps après. On descend jusqu’aux berges du lac où l’on trouve un petit restaurant encore ouvert. Il n’y a que nous à l’intérieur. Je prends une pizza et Lucca des pâtes. En boisson je prends une bière, et lui un Coca. (Il a fait vœux d’abstinence durant toute la durée du voyage).

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Je le tease une minute ou deux avec mon verre et la petite bruine d’alcool frais qui s’est déposé dessus sous la chaleur et il finit par accepter d’en prendre « un coup ». Lorsque je récupère mon breuvage il n’en reste plus que la moitié. Il me rassure en promettant qu’il me donnera de son Coca. Avant de régler l’addition je fais un saut par les toilettes afin de faire mes besoins du jour et des deux précédents. Je brosse mes dents et je mets même du déodorant et un zeste de parfum (« London for men » de Burberry), cela me donne un côté dandy aventurier et lorsque je sors des cabinets Lucca qui attendait patiemment devant la porte pour prendre la place m’affirme que je suis gai. On le serait à moins. Je viens après tout de me soulager dans un véritable chiotte avec chasse d’eau et papier toilette gratuit, un truc que j’aurais cru impossible encore quelques heures auparavant alors que je commençais à envisager sérieusement de me creuser un trou quelque part dans la nature. Lucca dit que ça l’aurait pas du tout dérangé mais j’ai du mal à le croire. En fait il a même eu l’air ravi lorsque je suis revenu des toilettes après m’être lavé les mains une minute ou deux et qu’avant que nous nous mettions à table je lui ai indiqué, triomphant, qu’il y avait des chiottes. Lucca et moi nous sommes des baroudeurs, mais des baroudeurs classes. Après avoir réglé l’addition on croise une petite famille de français et par purs réflexes touristiques de compatriotes se croisant en terre inconnue au bout du monde nous échangeons sur nos expériences estivales. Force est de constater qu’ils sont largement en avance sur nous. Le mari nous montre le 4×4 gentiment garé dehors et se sent chaud pour commencer à nous faire le listing exhaustif des villages traversés. Je parviens cependant à le contenir à ceux de la matinée en l’interrompant : « Il fait beau hein ? ». Et Lucca m’en sait gré.
— Quoi ? »
Ma question est si bien tournée qu’il s’interrompe pour réfléchir. Il finit par nous demander ce qu’on a déjà fait et l’on répond qu’on s’est un peu baladés dans les montagnes (en hochant la tête de concert). Il a l’air impressionné. Il commande des pâtes pour toute la famille, trois cocas pour la femme, les enfants et une bière pour lui de la même marque que la mienne. Je lui assure que la bière est super ici. « La Heineken ? » Cela m’étonnerait qu’ils servent juste de la Heineken mais le type a l’air fichtrement sûr de lui donc je n’insiste pas, même en essayant de me rappeler le nom d’une hypothétique bière italienne avec un drôle de type ressemblant à un détective privé sur l’étiquette. Bref on arrive quand même à leur soutirer un renseignement utile lorsqu’ils nous apprennent que l’on peut traverser le lac et se rendre à peu près partout en bateau depuis Bellagio. Cela devient donc notre destination confirmée. Pour l’heure nous en sommes encore loin. Un coup d’œil sur une carte nous indique que nous ne sommes même pas à la moitié du premier embranchement. Lucca me fait remarquer qu’à ce rythme nos trois semaines de vacances seront passées avant que nous ayons atteint son extrémité nord. Je suggère donc que nous prenions un bus le lendemain au départ de Nesso et direction Bellagio. Il me demande si j’ai tant que ça envie de camper sur le petit espace de pique nique situé en bordure de ville et que nous avons traversé un peu plus tôt. Je lui réponds que oui et développe mon argumentation autour de trois axes qui sont : la table pour manger, l’âtre de parpaings pour faire un feu de camp, et enfin les doux grelots de la rivière qui s’écoule à côté. Il est convaincu et l’on décide donc de passer l’après-midi à Nesso puis d’y passer la nuit avant notre grand départ pour Bellagio.

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On se met d’abord en quête d’une pharmacie car je n’en ai pas vu depuis le début du séjour, qu’il fait un soleil de plomb et que je suis blond aux yeux bleus. Lucca m’avait bien fait remarquer un ou deux jours plus tôt que je commençais à rougir mais je lui avais bien fait comprendre que c’était un réflexe de jalousie naturel face à mon bronzage imminent, que ma peau commençait à réagir au soleil et pas la sienne (Lucca est Corse et ne bronze donc jamais, sa peau est comme qui dirait « condamnée à rester marron »). Maintenant j’ai des rougeurs et même si je sais que tout cela sera d’un beau brun cuivré d’ici quelques jours, j’achète tout de même un tube d’écran protecteur IP 50 sur ses conseils (je cède afin qu’il ne m’importune pas plus avec ça), et aussi pour atténuer les rougeurs que j’ai un peu partout. Il veut également me faire acheter de la Biafine mais j’ai entendu suffisamment de bêtises pour aujourd’hui et me mets en quête d’une échoppe. J’en trouve une tenue par une petite mamie flippée rien qu’en nous voyant circuler entre les rayons. Elle pense sans doute que l’on va faire un braquage de concombres et d’asperges. On se met ensuite à parler en français et ça la rassure tout de suite. Comme on comprend vite que l’enseigne n’est pas en libre en service on bataille un quart d’heure pour lui faire comprendre ce que l’on veut en s’escrimant comme l’on peut avec de grands signes et brèves interjections.
On ressort finalement avec nos cinq tomates, nos deux baguettes (si senor), nos six tranches de jambon et notre paquet de céréales. On traîne un peu en ville et après s’être paumés dans les venelles on finit par découvrir par hasard une petite crique formée entre deux maisonnettes dont les pieds baignent littéralement dans l’eau. C’est une sorte de petite plage de pavés pouvant à peine supporter cinq ou six transats – cela tombe bien personne n’en a – et une dizaine de personnes – le nombre à y stationner actuellement nous compris – Les gens qui sont déjà là parlent avec animation et ont l’air de se connaître. Sans doute des habitants. Leurs enfants barbottent dans l’eau et l’on ne tarde pas à les rejoindre après s’être mis en caleçon. Je ne pensais pas me baigner des vacances mais la tentation est ici trop forte. Le soleil frappe la surface du lac où se forment des germes de lumières étincelantes. Il n’y a pas un bateau, pas une vaguelette, pas un souffle d’air. Je rentre dans l’eau sans même passer un quart d’heure à tremper chacun de mes membres pour me « préparer » comme j’ai l’habitude de faire. Lorsque je me glisse dans cette étendue bleue uniforme je suis même surpris par sa douce tiédeur. Je souffle à Lucca que l’on a apparemment trouvé « le » coin à connaître. Je m’éloigne en quelques brasses de cette petite crique formée par les maisons environnantes et jette un œil un peu plus loin. A une cinquantaine de mètres j’aperçois une autre petite plage, une vraie cette fois avec un peu de sable etc… Il y a plein d’ados qui y font trempette en chahutant avec des frites de bain en mousse, des planches de body-board j’en passe et des meilleurs. Ils ne peuvent pas nous voir de là où ils sont car la « crique » nous dissimule. Définitivement le coin des habitués. Je rejoins Lucca qui est en train de faire la planche. Au loin, sur l’autre rive les montagnes se dressent et nous jonchent de toute leur hauteur. On reste encore quelques minutes avant de sortir s’étendre sur nos serviettes de bain que l’on a glissées par terre. D’autres personnes arrivent par l’espèce de sombre galerie constituée par la jonction de deux maisons adjacentes et conduit jusqu’au « coin secret ». Encore une famille. Ils saluent les deux/trois autres déjà sur place – j’ai dû mal à savoir qui couche avec qui et qui est le bambin de qui – et s’assoient à leur tour en déballant tout leur barda. Cela devient un peu trop bruyant à notre goût, aussi Lucca et moi fichons bientôt le camp. Il est de toute façon presque dix-huit heures, l’heure de regagner nos quartiers du soir. On quitte la ville par le même chemin qui nous y a conduit et après une quinzaine de minutes de marche on est de retour près du vieux pont, de la rivière, de la table en bois de pique-nique, et de l’âtre en parpaings. On s’empresse de déballer nos courses car l’on crève la dalle et Lucca me suggère d’allumer un feu. Je me mets donc en quête de brindilles bien sèches. Vu le temps qu’il a fait ces derniers jours ce n’est pas une tâche ardue et en moins de cinq minutes j’en ai déjà un sacré fagot, « de quoi tenir tout l’hiver ». Pour faire partir le feu je ramasse également quelques tiges d’herbe jaune et tellement sèche qu’elle ressemble à de la paille. On met tout ça dans l’âtre et je dégaine alors mon Zippo soigneusement rempli d’essence avant de partir. Je le dégoupille avec ce petit bruit métallique si caractéristique, j’appuis sur la roulette, le silex crache des étincelles… et c’est tout. Je ré-appuis plusieurs fois sans plus de résultat. Je glisse mon nez à hauteur de la mèche. (Cela ne sent plus tellement l’essence par là). Je dis à Lucca que l’essence a du s’évaporer avec cette chaleur. Il me répond que c’est de la camelote. (Les gens ne ratent jamais une occasion de se moquer de mon Zippo, lui le premier, ce qui me vexe passablement). Par chance un type du coin traverse au même moment le pont avec son chien, revenant sans doute de promenade, et nous propose de venir chercher des amorces chez lui pour allumer notre feu. On convient que je resterai là avec nos affaires tandis que Lucca suivra le type dans sa maison. Je les perds de vue au premier tournant du sentier se dirigeant vers Nesso, rêvasse quelques minutes, seul, le clapotis du ruisseau pour seule distraction, puis me mets au boulot et commence à préparer le dîner. Je découpe le pain, le jambon, les tomates et nous fait de magnifiques sandwiches. Au bout d’une demi-heure le soleil commence à disparaître derrière l’imposante barrière de montagnes et moi de me demander ce que peut bien foutre Lucca. J’attends un bon quart d’heure supplémentaire avant de me décider à planquer nos sacs dans des buissons et prends la direction de Nesso par l’unique sentier y conduisant et que j’emprunte ici pour la énième fois. Je suis la rivière en grommelant dans ma barbe naissante d’une petite semaine, certain que le scélérat est en train de s’en payer une bonne tranche avec notre nouvel ami pendant que je trime au campement. Je m’imagine entrer dans Nesso et le trouver à la terrasse de l’une de ses charmantes petites maisonnettes en train descendre des verres (scélérat). Je suis sûr d’avoir raison cela ne met pas trois plombes pour aller chercher une malheureuse boîte d’allumettes et quelques amorces. J’atteins la lisière de Nesso après cinq minutes de marche (j’ai un peu couru) et mon attention se porte aussitôt sur une maison éloignée des autres car nichée sur une sorte de crête dominant le village. J’aperçois les chaussures de Lucca, soigneusement rangées l’une à côté de l’autre sur le palier. La masure n’est pas toute proche mais ses pompes sont difficiles à ne pas remarquer. Il fait désormais presque nuit, le décor s’est voilé d’ombre, le vert des montagnes vire peu à peu au gris, tout comme les eaux tranquilles du lac. On commence à n’y voir plus grand chose et comme aucun sentier ne mène à la maisonnette j’ai peur de me casser la figure en m’aventurant dans les hautes herbes qui l’entourent. J’y vais néanmoins après une longue minute d’hésitation. La végétation lèche mes jambes en partie nues, je les écarte par de grands gestes des mains et gravis les quelques marches conduisant au palier. Elle est entourée de deux fenêtres toutes deux voilées d’un épais rideau jaune. La façade de la maison est d’un bleu ciel des plus singuliers. Je m’avance et un doux frou-frou se fait entendre. Mes pieds viennent de fouler le large tapis qui s’étend devant la porte. Il est rouge et le mot « Benvenuta ! » y a été brodé en lettres vertes. Je me dis que notre nouvel ami doit être un joyeux drille pour vivre dans une maison aussi… multicolore. Et encore je n’ai pas vu l’intérieur. Cela ne saurait tarder. Je frappe donc à la porte de cinq « tocs » que je m’applique à rendre joviaux mais aussi un peu secs. (Cela fait presque une heure que j’attends ces maudites allumettes). J’entends des bruits de pas à l’intérieur de la maison. Impossible en revanche de dire s’il y a plusieurs personnes. Après quelques secondes. J’en entends qui se dirige vers la porte. Je m’applique à prendre une expression dégagée et pas du tout énervée en regardant à droite et à gauche du palier. Un transat est déployé à deux pas. Il y a une petite table juste à côté. Un verre est posé dessus avec au fond les restes de ce qui me semble être un martini… rosso. (Beurk). La porte s’ouvre finalement et m’apparais le même type que nous avons croisé un peu plus tôt (une heure tout de même) à notre campement improvisé. Je suis soulagé car pendant une seconde ou deux l’idée m’est venue qu’il pouvait ne pas s’agir de la bonne maison. Mais personne n’a les mêmes chaussures que Lucca. Le type paraît d’abord surpris – vois désagréablement surpris – de me trouver là sur son seuil. Mais sa stupéfaction laisse bientôt la place à un large sourire répondant bien à ma définition de « carnassier ». Comme ces portraits de grands requins blancs pris par d’impétueux plongeurs photographes. Après deux ou trois secondes de silence je vois qu’il est encore trop pantois pour prendre la parole et je choisis de lui retirer ce fardeau en lui faisant remarquer que la décoration de sa maisonnette est très originale, très « voyante » et « aguichante », comme celle du conte « Hansel et Gretel ». L’image paraît l’amuser – son sourire s’écarte en tous les cas – et il me fait signe de rentrer mais je refuse. Je dis que je suis seulement venu chercher Lucca. Il me demande qui est « Lucca » et je lui explique qu’il s’agit du grand type qui était avec moi au campement. Il me demande « quel campement » et je lui réponds « le nôtre », celui où il a croisé deux touristes français essayant d’allumer un feu avec un Zippo vide en se servant uniquement des étincelles du silex. Il me réplique que c’est stupide et je le recadre en lui demandant si Lucca est déjà parti. Il me dit qu’il n’a pas vu de touristes français depuis qu’il a été faire ses courses à Bellagio en début de semaine et je me rends alors compte que je lui parle en italien depuis le dé but de la conversation, d’où la confusion. (Il ne m’a sans doute pas reconnu). Je lui dis que je suis un des touristes qu’il a croisés tout à l’heure, que je suis français malgré le Zippo et que je suis venu chercher Lucca « l’ami qui était avec moi au campement et avec qui il est parti ». Son regard paraît alors s’illuminer, il pousse un grand « aaah » qui me soulage infiniment, avant de me lâcher que « le grand type » a quitté sa maison depuis un bon quart d’heure. J’en suis stupéfait car il n’y a pas trente-six chemins pour revenir au campement et que je l’aurais forcément croisé si tel était le cas. Je soupçonne le (scélérat) d’être descendu dans le centre de Nesso pour aller s’en payer une tranche lorsqu’un fait me frappe l’esprit. Je lui demande ce que ses chaussures font sur le seuil de sa porte en les désignant d’un doigt mi-amusé, mi-inquisiteur. Notre nouvel ami s’avance d’un pas tout en tirant la porte derrière lui et y jette un œil. Il a un bref moment d’hésitation puis remonte vers moi avec un sourire que je juge un peu crétin. « Sans doute les a-t-il oubliées en partant » qu’il me dit alors. Je réfléchis une seconde ou deux avant de chasser l’idée d’un geste de la main. Franchement je ne vois pas comment il aurait pu se casser d’ici en chaussettes sans même s’en rendre compte avec toute cette caillasse et ces hautes herbes. Il aurait vraiment fallu qu’il soit totalement… beurré. (Scélérat). Je fais mine de me pencher un peu en avant pour observer un détail de la façade de la maison et en profite pour essayer de sentir une hypothétique odeur d’alcool sur notre « nouvel ami ». Je crois bien détecter un zeste de martini imprégné sur le peignoir rose saumon qu’il porte mais il s’agit sans doute de celui posé sur la petite table à côté du transat. Je finis par dire que Lucca doit effectivement être déjà au campement à m’attendre en chaussettes « tête en l’air qu’il est ». Le type acquiesce en me tendant ses pompes, je le salue et prends congé. Mais alors que je m’éloigne de la maisonnette bigarrée en me frayant un passage à travers les hautes herbes, j’entends soudain un bruit dans mon dos, comme le couinement d’une porte ou d’un volet que l’on ouvre. Je me retourne pour voir une ombre s’étaler dans la végétation depuis l’une des fenêtres de la masure en poussant un grand « Aaah ». Intrigué je m’approche et quelle est donc ma surprise de voir Lucca, vêtu d’un simple slip, le reste de ses fringues au bras, en train de se dépatouiller dans l’herbe. Il a l’air horriblement gêné et lorsque je lui demande ce qu’il fout là dans cette tenue il me répond qu’il n’a pas envie d’en parler. Du coup je lui tends ses pompes et on n’en parle pas. Il enfile quelques fringues histoire d’avoir l’air un minimum sortable et cela fait on s’apprête à reprendre le chemin de notre campement. Mais soudain, un terrible mugissement se fait entendre tout près, en fait juste sur le seuil de la maisonnette. Je me retourne et découvre alors, frappé d’horreur, la forme lourde, massive de ce que je jurerais être un taureau (c’est la nuit et il fait sombre). Je ne trouve rien à redire au fait qu’un tel animal se dresse à ce moment là devant nous, mais sa tête attire en revanche toute mon attention car sauf erreur il s’agit de celle de notre « nouvel ami », le propriétaire de la maison. Cela me rappelle la raison de notre venue ici et je demande à Lucca s’il a les allumettes et les amorces. Il me répond en déglutissant et comme je pense ne pas pouvoir obtenir grand-chose de plus pour l’heure, je revins au taureau. La « bête » est en train de faire ce truc qu’ils font dans tous les films, en tapant du sabot sur le sol d’un air rageur. De la terre est projeté derrière lui et l’animal baisse alors la tête (le visage de notre bienfaiteur plus les cornes), comme s’il allait charger. Le type a l’air en pétard je ne sais pas pourquoi. Toujours est-il que comme prévu il charge. Disons plutôt qu’il « s’élance » vers nous car sa « charge » n’a rien de spécialement viril contrairement à ce que à quoi je m’attendais (et étais en droit d’attendre de la part d’un taureau si balèze). Evidemment le bestiau me prend pour cible, oubliant totalement Lucca. Je suis d’ailleurs bien trop indigné pour pouvoir faire quelque chose (m’écarter en bondissant sur le côté par exemple). Je prends juste le temps de me tourner vers lui pour lui faire remarquer que c’est « toujours sur moi que ça tombe ». Mais il a l’ai bien trop horrifié pour paner quoi que ce soit. Il est même déjà loin au moment où je finis ma phrase. Je me retourne pour voir où en est le taureau et constate qu’il n’est plus qu’à deux ou trois mètres. Il interrompe alors brusquement sa charge de sorte à s’arrêter juste en face de moi. Je le regarde sans comprendre, il s’assoit dans l’herbe, tend les deux sabots de devant et m’adresse un léger soufflet. Cela ne fait pas mal mais je suis quand même vexé de me voir administrer une gifle par une « Gardianne » sur pattes. Je fais volte-face en cherchant Lucca du regard mais il a disparu. Je revins donc au taureau qui… n’est plus là, assis sur ses deux pattes arrières. A la place je trouve Lucca qui me regarde assis dans l’herbe d’un air un peu crétin. Moi je suis à demi-affalé sur la table de pique-nique de notre campement.
« Hey ben alors tu t’étais endormi ? » Me demande Lucca avec une expression que je juge farfelue. Je réponds un vague truc en me frottant les yeux. Il fait encore plus nuit que tout à l’heure mais un doux feu crépite dans l’âtre de parpaings improvisé.
« Tu as allumé le feu. » Que je lui dis. Il hoche la tête en me tendant un des sandwiches que je suis sûr d’avoir moi-même préparé mais qui curieusement n’y ressemble absolument pas. Pour commencer il y a du gruyère dedans et je ne mets jamais de fromage dans mes casse-croutes. Je demande si c’est lui qui les a faits. Il me regarde d’un air étrange avant de répondre « Qui d’autre ? ». J’attrape le sandwich et commence à l’engloutir sans même prendre la peine de retirer la tranche de gruyère. Il me montre alors la petite boîte que lui a donné notre « bienfaiteur ». Elle est pleine d’allumettes, allume-feu, bref de quoi cramer toute une ville. J’en fais la remarque à Lucca qui me dit que l’on ferait bien de lui ramener demain même si celui-ci lui a bien dit de « tout garder ». Je suggère qu’on garde deux-trois trucs « au cas où » et qu’on rende le reste. De toute façon cela va nous encombrer plus qu’autre chose si l’on en prend trop. Il me répond que ouais et dit que l’on a bien de la chance que ce type soit passé par là, sur notre « aire » de campement, sans quoi l’on aurait pas pu faire de feu ce soir, il ajoute que mon zippo ne sert « définitivement à rien » et je lui réplique que sans lui le gars n’aurait jamais compris que l’on essayait d’allumer un feu et n’aurait jamais proposé son aide donc si, mon zippo déchire. Pas très loin j’entends les aboiements d’un clébard, puis l’animal et son maître ne tardent à traverser le pont en pierre qui enjambe la rivière. Il nous adresse un «Buona notte » qu’on lui rend par un « Bwana note » et tout deux se fondent dans la nuit, empruntant le petit sentier qui mène à Nesso. Lucca et moi on parle de tout et surtout de rien en attaquant nos bananes et plus tard dans la soirée un couple se pointe et vient squatter le pont un petit moment. Il faut croire que nous avons le don pour dénicher les coins les plus romantiques de chaque endroit par lequel nous passons. Au dessus de nous la chaîne de montagne n’est plus qu’une masse d’ombre à la forme ciselée et dont la teinte obscure surclasse sans mal celle du ciel parcouru d’étoiles. Le couple est encore là lorsque nous tirons nos sacs de couchage à côté du feu de camp. On se glisse dedans et nous racontons des histoires jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que des braises. Je me couche sur le ventre (c’est comme ça que je dors) – des cailloux me rentrent dans les abdominaux – et je constate que le couple est parti, chose étonnante car je ne me souviens pas de l’avoir vu emprunter le sentier menant à Nesso. Ils n’ont pu donc que continuer de l’autre côté du pont, vers la montagne, ses torrents sauvages, ses profondes forêts éclairées par nulle autre lumière que celle de la lune, et pour être franc je me demande bien ce qu’ils comptent y foutre à une heure pareille.

(© Syd Vesper 2013)

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