(Épisode précédent disponible ici)
Le lendemain on se réveille aux aurores. La nuit a été horrible à cause de la dureté du sol et du réseau de racines qui nous a bien ratissé le dos. On s’enfile chacun une bonne quantité des céréales que l’on avait achetées la veille et l’on plie bagages pour revenir à Nesso où l’on compte prendre le bus jusqu’à Bellagio. Comme les premiers passent vers 8 heures on a qu’une petite heure à attendre et on l’emploie à s’assurer que l’on n’est pas en train de se planter de direction, de bus, ou les deux, tout en finissant notre paquet de céréales. Les gens du coin nous regardent une fois encore bizarrement car à cette heure-ci il n’y a guère qu’eux à être en principe debout. Il y a pas mal de jeunes qui se rendent sans doute à Bellagio pour bosser dans les cafés, restaurants, hôtels etc… Les vieux pour leur part tiennent les boutiques de souvenirs. Le bus arrive et l’on ne pane pas grand-chose au système de paiement donc après quelques kilomètres j’explique au chauffeur que l’on n’a pas de billets. Il me dit que ça n’est pas grave (l’air sincère) et me dit qu’il va s’arrêter à côté d’un guichet pour que je puisse en acheter. Le guichet en question est une petite baraque qui ouvre pratiquement à la minute où je me pointe. La nana qui le tient me tend deux billets sans que je n’ai eu presque rien à dire, comme si tout avait été convenu d’avance et je retourne au bus qui s’est garé en double file et poireaute depuis cinq bonnes minutes, des quelques bagnoles qui attendent derrière ou des natifs avec Lucca resté l’intérieur, personne n’a l’air d’en avoir rien à foutre, ici les gens sont à leur rythme et perdre cinq minutes… et bien ce n’est apparemment pas une grande affaire. Je remonte à bord et tend nos deux billets au chauffeur avant d’aller me rasseoir à côté de Lucca. Le paysage se remet à défiler, on longe les berges du lac en suivant cette route qui slalome au pied des montagnes. C’est un matin calme, l’un des plus apaisants que j’ai eus depuis le début de notre voyage. Peut-être à cause du ballottement des amortisseurs en fin de vie et cette étrange sensation de voir défiler si vite le paysage devant nos yeux: cette fois pas à la sueur de notre front, mais paisiblement assis dans un bus dont chaque vibration me berce un peu plus dans ce sentiment de plénitude oisive. Tout ce que j’ai à faire c’est admirer. Le trajet ne dure qu’une vingtaine de minutes, entrecoupés de longues pauses lorsque la circulation se trouve bloquée à cause d’un livreur ou autre mais pas d’affolement, pas de klaxons, personne n’en a rien à foutre. Cinq minutes. Les muscles de mes cuisses se sont complètement relâchés lorsque l’on atteint Bellagio et je me sens prêt à renchaîner sur des heures de marche. La ville repose dans l’entrejambe du lac qui – je l’a déjà dit – à la forme d’un « Y » inversé. Elle se situe à égale distance ou presque de chacune de ses extrémités que sont Côme (la ville par laquelle nous sommes arrivés, dans sa branche inférieure gauche), Lecco (inférieure droite) et Coliculo (tout en haut), ce qui en fait la plaque tournante de la région. Ce n’est pourtant pas très grand et il n’y a autant de monde que l’on pourrait le croire. Notre bus nous dépose au centre-ville. En descendant j’aperçois un peu plus loin l’office de tourisme et le guichet de la billetterie du petit port local où s’arrêtent à peu près tous les bateaux pour aller à peu près n’importe où sur le lac. A Bellagio, environ soixante quinze pour cent de la périphérie de la ville constitue ses berges. Ce n’est pas une presque-île… mais presque. Et effectivement la ville a quelque chose d’assez différent du reste de la région, un petit côté « à part ». Ici les nuits à l’hôtel sont à des tarifs à trois chiffres et avec Lucca cela suffit à nous mettre « à part » justement. On débarque avec nos énormes sacs à dos dans ce petit coin de paradis dont le nom a sans doute inspiré ce fameux casino à Las Vegas. Mais si Las Vegas est depuis longtemps une sorte de transposition un peu plus adulte et encanaillée de Disney World (basé sur le souvenir d’un ado de seize ans donc imaginez la réalité…), Bellagio en revanche semble garder une forme d’élitisme. Je veux dire par élitisme la catégorie de travailleurs déclarant chaque année aux impôts une somme à six chiffres. Ici il n’y a que des bagnoles allemandes ou italiennes (pensez à retirer Fiat, Alpha Romeo et la « voiture du peuple – je veux dire Volkswagen – de votre liste) et le minimum syndical semble être de deux cents chevaux. On traverse la rue en prenant garde à ne pas se faire écraser par les puissants cabriolets (cela chiffonne les propriétaires à cause du sang qui vient barbouiller les sièges) et on se dirige vers le port pour voir les bateaux de tourisme (comprenez : ferry) et des touristes poirotent d’ailleurs le long des quais, le temps que le leur arrive. D’autres stationnent avec leur bagnole en attendant qu’on leur permette de les rentrer à l’intérieur de ces « monstres du lac » (les engins sont quand même assez balèzes et je suis étonné de ne pas en avoir vu depuis notre arrivée). On s’avance au bout d’une petite jetée. L’immense masse d’eau est d’un bleu parfait et pourrait se confondre avec celui du ciel. (Par bleu parfait j’entends un bleu très très beau au cas où vous n’auriez pas capté). Au nord ma vue se perd en direction de Colico, à l’ouest j’entrevois, nichée sur une petite îles, les prémices lointains de la villa Balbianello (la plus célèbres des nombreuses villas qui ont été érigées un peu partout en bordure du lac).
Lucca et moi on longe la rive vers le sud pour revenir à l’entrée de Bellagio, là où s’étend la villa Melzi. Ses jardins du moins car la villa elle-même n’occupe finalement qu’une petite place sur l’ensemble de la propriété. A l’entrée je demande à la gardienne si l’on peut laisser nos énormes sacs dans sa cabine et quelques secondes plus tard, libérés de nos fardeaux, nous voilà libres comme l’air à déambuler entre les somptueux parterres de fleurs de la villa. Après toutes ces heures à se les trimballer de cols en cols et d’amont en aval autant dire qu’il ne s’agit plus seulement d’une libération mais d’une véritable renaissance. Je me sens pris d’une sorte d’ébriété en longeant un petit bassin d’eau. Légèrement transparente, je distingue des poissons nager paisiblement au fond. Elle est tachetée de nénuphars et à quelques mètres je vois Lucca sortir son appareil pour jouer au Monet du vingt et une énième siècle. Le bassin est bordé partout aux alentours de fleurs et d’arbrisseaux. Ceux-ci sont pour la plupart d’origines japonaises ou coréennes (c’est ce que m’apprend le petit panonceau jaillissant du sol entre les tiges). Je m’éloigne et gravis un petit chemin pavé qui sillonne tout le long d’une pente herbeuse curieusement dégagée par rapport au reste de la villa. Je me retrouve donc pas mal en hauteur et m’offre un chouette panorama du lac et de la propriété. En poursuivant par ce petit chemin qui longe le mur d’enceinte de la villa je tombe sur d’immenses arbres dont je ne retiens pas le nom mais originaires d’Amérique du nord. Sans doute de la famille de ses incroyables séquoias maintes fois centenaires que l’on trouve dans la région de San Francisco. J’atteins les serres – vides en l’occurrence – mais entourées par d’autres fleurs que je ne me souviens pas avoir déjà vu même en photographie. Leurs pétales se collent les uns aux autres pour ne former qu’un seul cœur parfaitement uni : une joyeuse explosion colorée, tirant du bleu au violet. Je descends la volée de marches qui me ramènent en bas de la petite colline dominant la propriété et aperçois alors un petit bâtiment d’allure modeste et religieuse.
Je ne tarde pas à apprendre qu’il s’agit d’une chapelle. L’homme qui fit construire la villa environ deux siècles plus tôt s’y trouve enterré ainsi que certains membres de sa famille. A l’intérieur on peut le voir statufié sur son lit de mort. Le réalisme est saisissant. Il saisit d’ailleurs à tel point que l’on croirait l’entendre respirer, comme s’il ne s’était jamais qu’endormi et la blancheur du marbre, qu’une faiblesse passagère. Je reste ainsi quelques minutes à le fixer, m’attendant presque à le voir tourner la tête et s’éveiller d’un instant à l’autre. Sans bruit, je me dirige vers la sortie. Un grand bâtiment se dresse devant moi. Il s’agit de la villa elle-même, plantée au beau milieu de la propriété, haute et sereine comme le peut-être une belle demeure autour de laquelle on a fait pousser un beau jardin (ou l’inverse).
C’est une bâtisse d’aspect (relativement) sobre, suivant la lignée de ce que j’apprends être le néo-classicisme. Mais face au jardin ainsi qu’au somptueux panorama du lac qui s’étend de tout son long aux pieds de la villa, là où l’on a même aménagée un petite plage de sable, il est bien difficile d’y concentrer son attention plus de quelques secondes et ce qui en temps normal aurait sans doute mérité un examen, voir une visite entière ne devient plus qu’un bâtiment d’époque à l’intérêt relatif. De toute façon l’accès est interdit donc on ne peut pas visiter. Peu importe, je continue ma promenade et en suivant la grève atteins une sorte de petit temple, isolée au bord des flots, ouvert aux quatre vents, dont le toit forme une coupole et là où deux siècles plus tôt l’on venait sans doute courtiser ces dames, lire, jouer aux cartes, bavarder de tout, de rien, composer des sonates et des récits de voyages – sommes toutes la même chose qu’aujourd’hui -. Il y des bancs disposés en cercle à l’intérieur. Je me cale pépère dans une sorte d’alcôve afin de griffonner ces quelques lignes dans mon fidèle carnet relié de cette matière étrange à cheval entre le textile et le cuir : le molesquine. Et j’imagine alors tous ces personnages aux occupations si proches et pourtant d’un autre temps arpenter ces longues allées couvertes de graviers avec leurs branches ombrelles et leurs chapeaux haut de forme. Je vois Stendhal et même Franz Liszt alterner repos allègre et fulgurants travaux à l’ombre des platanes. (J’ai lu quelque part en ville que ce dernier a composé ici même dans cette villa l’un de ses plus importants morceaux).
Pour ma part je suis en plein soleil, torse nu, ma chemise sur la tête et voletant sous la douce brise, comme un prince d’une éminente tribu arabique d’autrefois admirant le paysage. Je me suis tartiné de crème solaire et j’attends que les mots viennent. J’attends. Moins d’une semaine plus tôt j’attendais également mais ailleurs. En France, à Paris, en plein cœur de Paris, dans une petite rue vers Saint-Michel. J’attendais avec un sac en plastique face à la lourde porte des éditions Gallimard. Dans ce sac il y avait des feuilles, des feuilles tapées d’une fine écriture dactylographiée. Quatre cents quatre vingt pour être exact. J’attendais donc, pour déposer là mon premier manuscrit. J’avoue avoir eu quelques difficultés dans cette entreprise puisque l’on était samedi et que le bâtiment était fermé. En arrivant face à l’imposante bâtisse, je me souviens avoir eu cette étrange sensation d’une muraille infranchissable. (La même qu’aujourd’hui lorsque je parle avec un éditeur, responsable de collection etc…). Je me souviens d’avoir senti chaque regard dans la rue se braquer sur moi et songer « que fait-il, pour qui se prend-t-il ? Gallimard ? Seigneur… » Impression néanmoins bien vite balayée pour deux raisons. La première est que l’on était samedi comme je l’ai déjà dit, qu’à cette heure la rue était déserte et qu’il pouvait donc difficilement y avoir une armée de regards braqués sur moi comme je l’ai sous-entendu quelques lignes plus haut. Mettons donc plutôt ça sur le compte de la paranoïa. La deuxième est que je crois pas sérieusement que l’on puisse écrire à vingt ans et quelques un roman de près de cinq cents feuillets (première version) et se repentir une fois arrivé à ce point. Non. A ce point un halo lumineux couronne votre tête et vos semelles sont faites de vent. Quelle que soit l’« effronterie» littéraire que vous ayez pu commettre. Qu’elle soit bonne ou mauvaise. Cela n’a pas d’importance. A cet âge je suppose que l’on peut encore se permettre d’être « trop sûr de soi » quitte à frôler l’arrogance. Sans elle rien n’est possible de toute façon. Si l’on ne se croit pas « génial » et invincible je ne vois pas comment affronter tous les obstacles de ce milieu. Il faut s’en persuader, enfouir cette certitude au fond de soir… ou en accepter les conséquences. Car c’est une longue route et que notre « cristal » doit rester intact, briller pour toute la vie. Et de temps en temps, lorsque l’on pense être à bout de force, ou après avoir essuyé un énième refus d’éditeur, y jeter « un petit coup d’œil ». Juste pour être sûr qu’il est encore là, qu’il irradie toujours son bienfaisant éclat, qu’il n’a pas été entamé par le temps et les contrecoups. Il y a deux entrées au bâtiment de Gallimard. Sur l’une il est écrit de se rendre à l’autre lorsque celle-ci est fermée, de telle heure à telle heure. (Je suis précisément sur cette plage horaire). Je me rends donc à la deuxième. Un message à peu près similaire y est placardé. Je ne puis me souvenir du contenu mais il me somme de me rendre à l’entrée d’où je viens pour le cas où celle-ci serait fermée. (Ici c’est bien évidemment le cas…). Tout ceci est un peu kafkaïen mais après tout on est samedi. Je sonne donc aux deux portes. (Seul un segment de rue les sépare donc je peux facilement me rendre de l’une à l’autre). Un vieil homme finit par ouvrir – sans doute davantage par ras le bol qu’obligation – (je l’ai dit on est samedi). Sa tête passe par l’entrebâillement de la porte et derrière je découvre une grande cour avec un peu plus loin sa loge et une personne qui doit être sa femme assise à l’intérieur et qui observe la scène avec curiosité. Le visage du bonhomme me plaît, tout comme son expression affable et je m’en veux un peu d’avoir sonné pendant dix minutes. Je lui demande avec toute la politesse dont je suis capable, et malgré l’imposante plaque dorée à côté de la sonnette sur laquelle sont gravés les mots « Editions Gallimard » si je suis bien aux éditions Gallimard. Après que le vieil homme ait opiné de la tête et que j’en ai donc acquis l’absolue certitude je poursuis sur mon élan courtoisie que le couple semble apprécier en leur remettant mon manuscrit, scellé d’une large enveloppe rembourrée qui tombe d’ailleurs une fois par terre lorsque je lui tends. Quelques secondes plus tard je suis en train de remonter la rue en direction du boulevard Saint-Michel. Par dessus mon épaule j’ai entendu le gardien me lancer un « Bon courage » suivi de quelques mots inaudibles à cause du bruit des bagnoles, mais aussi un peu parce qu’il parle tout bas. En chemin vers Notre Dame et sa station de RER mondialement connue grâce au tourisme, je croise une connaissance d’études que j’estime ne pas avoir vu depuis une bonne année et demie. Elle m’interpelle par mon prénom puis me lance par dessus le pare-brise d’une grosse cylindrée noire quelques mots que je ne saisis pas. Non pas à cause du bruit pour le coup mais par simple manque de bonne volonté. Il faut dire qu’une phrase seule tourne alors dans ma tête : « J’ai vingt deux ans et viens de déposer mon premier manuscrit chez un éditeur ». Je hoche la tête avec un petit sourire mi-ironique, mi-rêveur lorsqu’il essaye d’engager la conversation par delà la rue où défilent les bagnoles (ce qui constitue comme je l’ai observé et expérimenté moi-même de nombreuses fois la réaction/réponse la plus « sûre » et universelle à n’importe quel type d’échange). Il me sourit d’ailleurs à son tour et complète par un petit signe de la main. Dans ma tête, à travers mes écouteurs, j’entends Richard Ashcroft qui chante « No change, I can’t change, I can’t change, but I’me here in my mould » et ce jusqu’à la gare. Je me dis alors que la vie est belle et bien un long collier (belle aussi oui, parfois) sur lequel s’enfilent à la suite les évènements : perles de malheur, puis de bonheur etc… N’est-ce pas là en effet qu’une symphonie douce-amère ?
Toujours dans le petit temple je me retourne sur mon assise et remarque quatre bustes en marbre. Il semble s’agir des propriétaires de la villa. L’un d’eux – le fameux Melzi – pose couvert d’une simple toge à la mode romaine. Il y a également deux femmes vêtues de robes probablement à la mode il y a deux siècles mais vues d’aujourd’hui d’une beauté que je devine simplement extravagante, faute d’en voir autre chose que le décolleté. Elles me fixent d’un regard vide comme l’artiste n’a pas taillé d’iris et je me prends à penser qu’elles devaient avoir une sacrée allure à l’époque. Le genre constamment sollicité si vous aviez de quoi assurer derrière, je veux dire : rien à voir avec notre époque où il n’y a plus que des alliances d’amour et où le statut social passe au second plan ! Je reprends mon chemin et retrouve un peu plus loin, bordant la longue allée qui en suivant les rives du lac traverse toute la villa, ces fleurs que j’aime tant et dont les pétales ressemblent à des boulettes de papier que l’on aurait chiffonnées pendant des heures avant de les enduire de diverses nuances de bleu. Il y a aussi de ces larges plantes vertes pareilles à des cornets de surdité. Elles sont braquées dans toutes les directions comme dans l’attente d’un secret chuchoté à leur tympan. Mais le silence règne dans le jardin. Je ne prête même plus attention au lointain ronronnement des moteurs de bagnoles qui foncent sur la route quittant Bellagio par le sud et passant à deux pas de la propriété, ni celui des bateaux qui glissent sur l’eau, ni celui de l’hydravion qui survole le lac et face au soleil se déploie à la surface des flots en une ombre immense semblable à celle d’un oiseau de proie. On est désormais en fin d’après midi et les ombrages s’étirent de plus en plus le long des pans d’herbe impeccablement coupés qui dégringolent le la colline juchant la propriété. Les cyprès dominent l’ensemble et leurs ombres bariolant les sentiers forment d’obscures ramifications. Il y a face à moi un parterre de minuscules fleurs rouges. Elles sont toutes collées les unes aux autres comme des tapis d’orient et cette timidité de la nature m’amuse. Un ferry passe de temps à autres. Une petite muraille d’environ quatre mètre domine les eaux et j’entends les petites vaguelettes s’écraser dessus en un doux clapotis. Le clapotis se transforme en battement au passage d’un autre bateau. Un peu plus loin dans l’herbe, j’aperçois les restes d’une statue à l’allure égyptienne. Sa présence comble curieusement bien le vide de cet endroit. Même les mouettes qui hurlent et volètent à côté ne font pas vraiment le contraste. Tout semble être impeccablement à sa place et nulle part ailleurs. Bientôt, la villa ferme donc Lucca et moi on récupère nos sacs et on fout le camp pour se mettre à la recherche de l’endroit où nous allons passer la nuit. Ici c’est beaucoup moins facile que dans les petits villages que nous avons traversés jusqu’à présent comme il y a plein de baraques un peu partout même après avoir quitté la ville. En zonant vers la zone artisanale on se dégotte un petit coin de terrain à l’abris des regards et protégé par une clôture. On trouve un passage et l’on planque nos sacs dans l’épaisse végétation. Il n’est pas plus de vingt et une heure et on a la dalle donc on retourne en ville, libéré une fois encore du poids de nos fardeaux, en quête d’un endroit où grailler. Un peu à l’écart du centre il y a une pizzéria avec terrasse et qui n’a pas l’air trop squatté par les touristes donc on jette notre dévolu dessus en se commandant des regina et des pattes. Aux tables voisines, des familles italiennes mangent avec leurs mômes qui braillent en italien et personne ne coupe ses pates avant de les engloutir. On fait de même. Moi compris alors que je suis un fervent découpeur des spaghettis. Juste histoire de pas attirer l’attention. Ou déclencher un incident diplomatique. Lucca l’a un peu mauvaise d’avoir laissé nos sacs dans cette jungle où nous sommes supposés passer la nuit. C’est moi qui lui ai vendu cet endroit comme il était isolé du reste de la ville et à l’ombre, ce qui a deux avantages : un on ne sera pas réveillé de suite par les rayons du soleil, deux on ne sera pas réveillé trop tôt par le vrombissement des cabriolets. Il continue de penser que c’est une idée à la con et l’on termine notre festin avant de retourner dans le centre de Bellagio se faire une petite balladef. Le soir c’est quand même plus animé que les bleds par lesquels on est passé avant. Ca se promène de partout en bermuda + casquette « I Love New York ». En suivant la « Via Valassina » on atteint l’extrémité nord de la ville et ce qui constitue en fait la pointe centrale du « Y » inversé que dessine le lac. C’est ici que l’on en a d’ailleurs la vue la plus panoramique. Les flots se dévoilent pour la première fois à notre regard sur trois cents soixante degrés (j’exagère ouais). La nuit est maintenant tombée et l’éclat des réverbères se reflètent dans les eaux du petit port qui se trouve là. Loin, très loin on distingue les lueurs de villages à flanc de colline. Lucca me demande si à mon avis c’est Gravedona (l’une des villes les plus au nord du lac) que l’on aperçoit tout au fond, écrasé entre la perspective des flots et celle des montagnes et même si je n’y crois pas une seule seconde je trouve ça très poétique donc je lui réponds que ouais je pense que c’est Gravedona. On se cale sur un banc, encadré par une paire de couples en train de se bécoter. La lumière est dégueulasse ici. C’est une espèce de teinte blanchâtre néon ambiance film de cul façon bouchère. En plus l’une des ampoules de réverbère est foireuse et n’arrête pas de clignoter. Vu comme ça toutes les nanas de la place ont l’air d’avoir été déterrées la veille. Derrière nous il y a un restaurant simplement baptisé « La Punta » et toutes les tables de la terrasse sont occupées. Ce sont des grands groupes de cinq à dix personnes à chaque fois, ils sont plutôt âgés et portent essentiellement des chemises Lacoste et je me demande si lorsque je serai vieux et blindé, j’aimerais aussi aller à ce restaurant avec des amis pour admirer le clair de lune. On finit par foutre le camp Lucca et moi. Celui-ci revient à la charge avec cette histoire de jungle où il n’a pas envie de dormir et je finis par céder : on récupère nos sacs et on se remet à zoner à l’extérieur de Bellagio pour trouver un meilleur endroit. En arpentant un petit chemin on aperçoit une sorte de grand pré avec juste une toute petite maison à l’autre bout. Lucca me dit qu’ici ça sera parfait. On escalade le mur d’enceinte et l’on balance un par un nos sacs de l’autre côté. A cette heure il n’y a plus que la lune pour apporter un peu de lumière à nos méconduites. Les sacs se cassent la gueule dans l’herbe sans faire de bruit et on les rejoint en manquant de déchirer nos fringues dans les barbelés. La petite baraque du propriétaire n’a pas l’air d’être occupé de toute façon. On déballe nos sacs de couchage et on les étend par terre après avoir pétri un peu le sol pour le rendre plus douillet. Derrière nous il y a une maison, celle-ci franchement abandonnée. L’unique entrée n’a même plus de porte mais l’intérieur a l’air tellement dégueulasse qu’on ne l’envisage pas une seule seconde. Par contre elle a ceci de pratique qu’en se mettant dans son angle mort personne ne peut nous voir. (Des fois qu’il y aurait quelques rapporteurs prêts à nous balancer dans les parages). Je m’endors très vite grâce à notre copieux repas et Lucca aussi il me semble. On est vendredi soir. Au loin on entend les moteurs de toutes les bagnoles de tous les milanais en train de fondre sur le lac pour le week-end. Demain sera un autre jour.
Le lendemain on se réveille aux environs de 5h30, Lucca est pressé de foutre le camp car il me dit avoir entendu des aboiements de chien toute la nuit et avoir flippé qu’ils ne viennent nous chiquer dans nos duvets. On retourne au port de Bellagio où l’on en a à peu près pour trois heures d’attente avant que le premier bateau lève l’ancre. Notre idée c’est tout simplement de passer sur l’autre rive du lac pour rallier Lenno où se trouve la villa Carlota. On en a entendu beaucoup de bien et on souhaite vérifier par nous-même. En attendant on se promène dans Bellagio, encore profondément endormie et sur laquelle les premiers rayons de soleil commencent seulement à s’apposer. Il faut quand même dire que le ciel n’est pas au top ce matin là ; pour la première fois depuis le début de notre séjour de drôles de nuages aux faux airs un poil grisâtres pointent leur museau pour compromettre cette composition d’azur habituellement parfaite. Finalement on monte à bord du ferry et à peine ces moteurs ont-ils commencé à mugir et Bellagio rétrécir à vue d’œil que la pluie commence à tomber.
Ce n’est pas une grosse pluie bien vénère et tout… juste une petite ondée. Appelons ça notre toilette du matin. J’ai à peine le temps d’admirer ses frêles impacts à la surface de l’eau que nous sommes déjà débarqués à Lenno. En fait on n’est pas tout à fait Lenno. Le ponton est un peu fichu au milieu de nulle part en bordure de route mais cela fait notre affaire comme la villa Carlotta est littéralement à deux pas. On arrive à l’ouverture et pénétrons les premiers dans ses jardins. Comme il vient de pleuvoir, chaque arbre, chaque fleur et plante semble irradier quelque mystérieux halo sous le soleil désormais éclatant qui s’est en un battement de cil allumé dans le ciel pour chasser tous ces sombres nuages. Il ne faut pas oublier que ce sont les pré Alpes, et comme on dit « en montagne, la météo change vite ». (enfin vous savez : ce truc que tout le monde répète à tort et à travers). Un peu partout, des systèmes d’arrosage automatiques sont allumés et je ne manque pas de voir s’y former des arc-en-ciel. Après le jardin de la villa Melzi visité la veille, je pensais avoir tout vu mais celui-ci ne souffre aucune comparaison. Il s’étale sur un bon kilomètre de long et recèle de trésors cachés venus de tous les coins du monde. Les longues allées buissonneuses tiennent en haleine jusqu’à leur débouché. Certains arbres sont d’une taille vertigineuse et les fleurs surprennent toutes davantage les unes que les autres.
C’est en déboulant dans un chemin étroitement confiné au milieu de la végétation que mon odorat tressaute tout à coup. Intrigué, je reviens aussitôt sur mes pas pour identifier l’odeur qui vient d’étendre à moi ses notes exquises. Timidement, sans précipitation, je parcours des yeux les alentours et mon attention se porte sur un petit rosier. Sans hâte toujours, je m’approche et plonge le nez dans le calice de celle qui me semble être la plus belle de toutes ses roses. L’onctueuse présence revient alors, mais cette fois ci ce n’est plus une arlésienne glissant entre ces feuillages verts qui constituent le décor. Je la sens me pénétrer toute entière jusqu’au cœur et à l’âme. Sucrée. Elle se garde néanmoins de ne révéler ses notes les plus intimes que par intermittence. La pluie sans doute aura – courant le long de ses pétales jusqu’à son cœur – favorisé cette singulière mais foudroyante entrevue. J’erre un moment au milieu des denses feuillages pigmenté de points jaune comme des tâches de lumière se seraient imprégnées à même sa chair. J’emprunte différents sentiers, l’un me condit sous une orangerie dont j’entrevois la forme des fruits, incertaine, entre les feuilles et les structures de bois servant à les soutenir, même qu’il y en a bientôt partout sur les côtés et au dessus de ma tête. Je me sens encerclé ; les rayons du soleil s’étouffent entre les branches et l’ombre se dresse au sol. Je sors de l’orangerie et m’engage sur un chemin particulièrement pentu. A ma gauche une barrière en bois le délimite d’une sorte de faille profonde de plusieurs mètres où coule un ruisseau.
L’endroit est particulièrement vallonné et le ciel presque entièrement couvert par la canopée. En quelques pas on croirait avoir changé d’environnement et de climat. Les feuillages sont tellement denses et l’atmosphère d’un coup si humide que l’on a l’impression d’être dans une forêt tropicale d’où un T-Rex pourrait surgir d’un instant à l’autre façon « Jurassic Park ». Je poursuis mon ascension et ne tarde plus à atteindre le sommet. Une cascade se déverse plus haut et alimente le cours d’eau qui alimente sans doute lui-même une fontaine aperçue un peu plus tôt. J’admire une série de cactus au formes biscornues et le plus souvent cocasses puis m’engage dans un petit escalier de pierre désigné par une pancarte où l’on peut lire « Collezione di Bambu ». Un Torii, je veux dire un portail japonais traditionnel m’attend au sommet des marches, fièrement campé sur ses deux larges montants en bois et d’un linteau coiffé de l’un de ces trucs typiquement japonais qu’ils appellent Kasagi (demandez à google…), bref une de ces toitures à quatre pentes. Je le franchis allègrement et mon regard se perd alors comme escompté au milieu d’une forêt de bambous. (Comme quoi je ne suis pas si nul que ça en italien…). Ils semblent jaillir du sol comme de longs serpents solidifiés. Des doigts aux phalanges innombrables. Un peu plus loin je découvre un plan d’eau où se baignent quelques tortues.
Leurs peaux sombres et inquiétantes, bariolées de bandes jaunes leur donne un air agressif qui m’impressionnerait si elles ne faisaient pas la taille d’un ballon de foot. Je jette un rapide coup d’œil – davantage par politesse que toute autre chose – sur les arbrisseaux qui se trouvent dans un coin et ne présentent pas d’intérêt particulier puis m’éloigne. Après avoir parcouru quelques mètres j’entrevois entre les branches ce qui me semble être une face de la villa Carlotta elle-même. Je fais le tour dans l’idée de la prendre de front. Une grande fontaine repose à ses pieds. En son centre, un petit chérubin en pierre danse au milieu des épais nénuphars tout en narguant les quelques badauds que l’on voit passer à travers le haut portail d’entrée de la villa. Il ne faut pas moins de trois escaliers pour atteindre les portes de l’imposante bâtisse. A chaque palier je m’arrête un instant pour admirer les somptueux parterres de fleurs multicolores. Il y a entre autre des hortensias, mes favorites. L’intérieur de la villa est agrémenté de nombreuses peintures et sculptures, pour la plupart des copies de grandes œuvres exécutées par des maîtres telles que Rembrandt ou Titien.
Je monte à l’étage où plusieurs pièces ont été reconstituées dans l’esprit de cette époque.
J’admire l’authentique bibliothèque de celui qui fut jadis le maître des lieux. La plupart des bouquins traitent de botanique, un domaine dont il semblait avoir fait sa « petite » marotte. Je retourne dans la galerie principale au premier étage et me dirige vers la pièce située le plus au fond à droite. La porte est ouverte, ce qui n’est pas le cas de toutes les pièces. J’entre donc. Après quelques pas, un vague sentiment de malaise me saisit. Les murs sont couverts d’une coquette mais non moins élégante tapisserie rose. Il y a un lit. Le matelas semble presque encore d’usage. Un petit secrétaire, une commode, une grande glace, et – suprême désarroi – un paravent au fond de la pièce.
Je comprends soudain où je me trouve précisément. Il s’agit de la chambre de la princesse Carlotta, la fille du maître des lieux, lequel a fait construire cette villa en guise de cadeau de mariage. (Je l’ai lu sur la brochure). J’ai reconnu sans mal le doux visage de la jeune femme sur les quelques huiles et autres gravures accrochées aux murs. Une lecture en diagonal de la petite plaque signalétique posée dans un coin m’apprend qu’elle n’en a néanmoins pas profité longtemps de sa villa : mariée très jeune aux alentours de vingt ans comme il était alors je crois coutume de le faire, la pauvre est décédée peu de temps après, à l’âge de vingt trois ans, laissant seul son époux, un riche banquier milanais. Je quitte les lieux d’un pas flânant mais mélancolique. Un buste de Napoléon Bonaparte me toise depuis les ultimes retranchements de son marbre. Je sors et laisse mes pas me porter au hasard des chemins jusqu’à un banc, confiné dans un coin à part du jardin et où je me pose pour écrire ces lignes. Un gros scarabée vole autour de moi puis s’éloigne et disparaît. J’admire une nouvelle fois la vue sur le lac. On est samedi. Les routes bordant ses berges ont été saturées d’automobiles durant toute la nuit. Les milanais plus quelques autres sillonnent à présent les eaux sur leurs gros monocoques à moteur. Apparemment la navigation libre n’est autorisée que le week-end, ce qui explique sans doute que la surface du lac soient recouvertes de bateaux, contrairement aux autres jours. Je me félicite de m’être assis à l’endroit le plus calme du jardin, sur une petite découverte, un genre de belvédère, atteint après avoir emprunté plusieurs ramifications de sentier.
J’y suis depuis une heure que personne ne m’a encore rejoint. J’entends parfois les bruits de pas, les dialogues entre promeneurs en plus de la rumeur des voitures, tout en bas, sur la grande route. Ces moteurs… sans eux le monde est perdu n’est-ce pas ? Je ne visite le lac que depuis une poignée de jours, mais déjà j’ai pu l’admirer sous quelques uns de ses meilleurs points de vue. J’ai profité de ses aspects aussi bien touristiques avec des villes telles que Bellagio et Côme, mais aussi sa campagne, ses petits villages inaccessibles et planqués dans les montagnes, ses sentiers perdus etc… Le tout sans bagnole et presque sans argent. J’en viens presque à les plaindre ses touristes qui n’y font que passer dans ces villages, qui ne jettent qu’un œil sur ces paysages… car il faut aller vite, c’est de la frénésie motorisé sur quatre roues, il faut suivre la route, l’avaler littéralement, survoler toutes ces merveilles et se hâter de se rendre au point suivant, au prochain parking, à la prochaine place libre, à la nouvelle chambre d’hôtel pas vrai ? Comme il se fait tard je fais un dernier petit tour, juste pour être sûr de ne rien oublier. J’aperçois Bellagio sur l’autre rive et la villa Melzi un peu plus loin.
Lucca est en train de pioncer sur un banc et tous les touristes qui sont dans les parages ont l’air bien emmerdés comme c’est l’un des plus jolis endroits du jardin et qu’ils aimeraient pouvoir se poser un moment dessus et profiter de la vue. Je le réveille et on quitte les lieux pour aller faire un tour dans Lenno et acheter notre repas de ce soir. On donne dans le classique : pain, jambon, tomates, céréales. Pas de quoi se faire péter les papilles mais à ce moment là on court davantage après la quantité qu’autre chose. Ensuite se pose la question de l’endroit où crécher et on décide de grimper dans la montagne, là où l’on a justement remarqué ce qui semble être une sorte de petite église, nichée tout en haut, au bord de la falaise. Comme on ne sait pas vraiment par quel chemin l’atteindre on longe d’abord la longue route bordant le lac et sans cesse encombrée par les bagnoles puis lorsque l’on juge être à peu près à hauteur de l’église on bifurque sur notre gauche, vers les terres. On passe à côté des dernières maison d’un petit village puis l’on emprunte un long sentier qui fait des lacets d’un flanc de montagne à l’autre. La pente est particulièrement abrupte et l’ascension pas facile, surtout lorsque l’on a plusieurs jours de marche intense dans les jambes, sans parler du poids des sacs. Enfin on atteint notre objectif. Il y a un portail avec une petite plaque nous priant dans cinq langues différentes de le refermer derrière nous. Ce que l’on fait. L’église – car c’en est bien une – surplombe le lac, offrant un panorama très impressionnant des villes voisines dont Bellagio.
Il y a des table de pique-nique un peu partout. On s’assoit à l’une d’entre elles. Entre nous et le précipice il n’y a qu’un petit grillage. Le jour décline rapidement, on mange notre repas avec gaieté, puis comme d’habitude, on commence à s’emmerder un peu.
Il faut dire que c’est difficile de se distraire lorsque l’on couche dehors et que l’on n’a pas d’ordinateur pour jouer ou regarder des séries pas vrai ? Je fouille dans mon sac pour sortir un bouquin que j’ai acheté peu avant de partir et que je n’ai pas ouvert depuis le début du voyage, « Big Sur » de Jack Kerouac. Je lis à haute voix et Lucca écoute d’une oreille attentive. On passe un bon moment, les mots jaillissent tout seuls et s’élèvent dans l’air pour retomber dans ce doux chien loup estival, mais bientôt il n’y a plus assez de lumière pour continuer donc j’arrête et on s’approche du précipice pour « voir ».
Lucca ne peut d’ailleurs pas s’empêcher d’aller zoner tout au bord – « juste pour jeter un œil » – et cela fait revient pour me dire que c’est super haut. Je sens alors quelques gouttes de pluie et cela ne m’enchante pas. On change de table pour une autre, davantage à l’abri, sous les arbres. On bavarde depuis une petite heure lorsque notre conversation est soudainement interrompue par le grondement du tonnerre. Des flashes lumineux fusent ensuite un peu partout sur toutes les montagnes alentours à l’exception de la notre. On se cale d’abord au mieux pour admirer le spectacle, se sentant protégés des sombres nuages qui commencent pourtant à investir notre espace aérien et Lucca finit par me faire remarquer que les éclairs arrivent sur nous. Au même moment des spots lumineux que l’on n’avait même pas vus s’allument d’un coup pour illuminer l’église d’une drôle de lumière en contre-plongée assez impressionnante.
On s’amuse quelques instants à faire des ombres chinoises sur sa façade et les gens des villages alentours doivent probablement halluciner en se disant que deux cons sont en train de mettre en scène un défilé de loups et d’oiseaux tandis qu’une nuit d’apocalypse s’annonce. Je remarque une plaque qui explique que cette église a été bâtie en hommage à l’homme qui se serait tué en se jetant du haut de la falaise au début du siècle dernier, ce qui nous étonne un peu car la dernière fois que nous avons vérifié l’église catholique n’était pas tellement fan de suicides. Enfin il y a sûrement un truc que l’on n’a pas compris dans l’explication et nos réflexions sont de toute façon interrompues par le bruit assourdissant d’un éclair, venant de s’abattre à moins de cent mètres de nous, changeant l’espace d’une demi-seconde la nuit en jour comme si un simple interrupteur avait été pressé. La pluie ne tarde plus à fondre sur notre position et l’on s’empresse de remballer nos sacs de couchage ainsi que le linge sale que l’on avait mis à sécher sur le petit parvis de l’église et l’on court s’abriter sous son porche. Le vent nous balance des rafales bien vicieuses et latérales et en quelques secondes, notre planque de fortune, ouverte sur ses trois flancs (la quatrième étant la porte de l’édifice) se retrouve aspergé de flotte. On masse nos sacs et autres affaires contre le lourd battant en bois. Je demande si l’on ferait pas mieux de retourner en ville avant que cela ne parte vraiment en sucette mais vus les éclairs qui tombent maintenant un peu partout Lucca me répond que cela serait sans doute la dernière connerie à faire. N’empêche que c’est une vraie chierie. On se dit qu’il faut entrer dans l’église par n’importe quel moyen, que c’est une question de vie ou de mort et tout et tout et on examine la porte. Le fait est qu’il n’y a même pas de poignée, ce qui nous amène à croire qu’elle ne s’ouvre que de l’intérieur, après être passé par une porte annexe. On fait donc rapidement le tour pour essayer de voir s’il n’y a pas un passage dérobé ou un truc comme on en voit dans les films mais que dalle. Il y a juste une autre petite porte, bien entendue verrouillée par une serrure datant d’une époque que je ne prétendrai pas connaître mais manifestement pas très récente. On se prépare donc à passer la nuit sous ce foutu porche en étendant nos duvets contre la petite marche qui rehausse l’entrée.
Je me cale entre la porte et Lucca qui m’a refilé des fringues à lui pour ne pas me les peler et s’est dévoué pour être contre le vent. Je m’endors en quelques minutes et ne me réveille qu’une fois au beau milieu de la nuit. La pluie n’a pas cessé, le vent souffle même encore plus fort. Lucca semble dormir, bien qu’à moitié balloté par les bourrasques. Je me tourne de l’autre côté, réarrange la serviette qui me sert d’oreiller. Le sol en pierre est dur mais j’ai un double pantalon bien épais et le gros sweat à capuche de Lucca donc j’ai l’impression d’être sur un matelas. Il se réveille d’ailleurs et l’on sort mes jumelles quelques minutes, juste pour s’amuser à regarder les villages en contrebas, sur le plancher des vaches avec toute la basse-cours qui se fait dessus dans leurs poulaillers. On retourne ensuite se coucher mais avant Lucca me tapote sur l’épaule :
— Qu’est-ce tu veux… » Que je lui demande.
— Je crois que Dieu aime pas tellement Kerouac », qu’il me répond en baillant.
(© Syd Vesper 2013)